Traversant le siècle, Pierre Matisse, fils cadet d’Henri, trouva outre-Atlantique l’engagement d’une vie. Alors que son père le rêvait musicien, il s’invente marchand d’art à 25 ans.
Le cercle restreint s’accorde à dépeindre Pierre Matisse (1900-1989) comme un compagnon et un galeriste attentif, fidèle, tenace, caustique, perfectionniste, aussi discret qu’habile stratège. Un « taiseux » précautionneux. En témoignent les quelques rares portraits exécutés par les artistes qui bénéficièrent de son appui. Celui que fit Balthus en 1938 et que son modèle n’aima d’ailleurs guère, décrit avec une manière polie et distanciée, un homme mince, raide, les lèvres fines et serrées. Quant à Dubuffet, il dresse en 1947 un Portrait obscur de son marchand, sorte d’amalgame sableux de peinture et de graviers esquissant une figure muette.
Le jeune Pierre se rêvait pourtant peintre
En 1909 déjà, le père peint son fils vêtu d’un maillot rayé, l’œil sage et réservé. En 1916, Matisse le place derrière un piano, le visage sérieux et appliqué. Le jeune Pierre se rêve peintre. Le père l’encourage, comme il encourage les deux aînés, laissant même à Derain, dit-on, le soin de guider l’enfant. Le foyer est alors tout entier soumis à l’œuvre du maître et à une péremptoire nécessité d’art. À vingt ans, Matisse peint sa mère. Et signe pudiquement la toile d’un Pierre Gérard. À l’heure de choisir, le jeune homme a bien du mal à s’inventer une place face au trop illustre maître. Il renonce. Son père aura bien tenté de le faire violoniste, mais à 24 ans, Pierre Matisse rejoint New York avec l’idée obstinée et définitive de devenir marchand d’art. « Il fit ce qu’un fils de peintre peut faire de plus utile pour les peintres, lorsqu’il ne peut être peintre lui-même, analyse Pierre Schneider, commissaire de l’exposition. Et pour échapper à “l’ombre portée” d’Henri Matisse, ajoute-t-il, il ne fallait pas moins d’un océan. »
Et bien lui en prit. Les rapports entre père et fils s’apaisent et s’accordent, d’autant que le fils n’aura de cesse de diffuser l’œuvre du père de ce côté-ci de l’Atlantique. Son désir inaccompli de peintre
et sa profonde compréhension de la vie d’artiste lui fournissent alors de précieux atouts pour l’engagement qui devait bientôt faire de lui l’interlocuteur privilégié d’un Miró, d’un Dubuffet, d’un Giacometti, d’un Chagall ou d’un Balthus. Inexpérimenté, le jeune Matisse organise sa première exposition trois mois seulement après sa traversée, en montrant à la librairie galerie Eberhard Weyhe des œuvres sur papier de… son père.
La Matisse Gallery expose le plus souvent des Européens
Le jeune homme s’associe quelques temps avec le galeriste Valentine Dudensing, et en novembre 1931, au plus fort de la dépression, inaugure la Pierre Matisse Gallery, à l’angle de la 57e et de Madison Avenue, à deux pas de Central Park. Les débuts sont difficiles et il se repose sur le cercle paternel et plus largement sur la scène déjà établie en Europe. Ils ne sont alors qu’une petite dizaine de galeries new-yorkaises à s’y risquer.
C’est à Degas, Cézanne, Matisse ou Bonnard d’asseoir une première autorité ; ils lui permettront bientôt d’affûter son œil. Viendront ensuite Miró, Balthus, Dubuffet et Giacometti, puis les ultimes enthousiasmes, François Rouan ou Zao Wou-Ki. Mais presque toujours dans un mouvement inchangé. De l’Europe vers l’Amérique.
Cinquante ans, trois mariages, trois enfants, des centaines d’allers-retours transatlantiques, 4 000 œuvres recensées dans les réserves, des centaines d’expositions et de catalogues et une puissante galerie plus tard, Matisse aura assisté à la passation de pouvoir entre l’art européen et américain.
Les années 1950 ont vu la galerie devenir une puissante vitrine des classiques de l’art moderne et s’engouffrer dans le sillage d’une peinture abstraite non-géométrique. Et s’il accompagne encore Rouan ou Viallat, Matisse maintient ses fidélités anciennes, accompagnant les artistes des années 1930 et répondant à un même mandat, jusqu’à sa mort en 1989, qui marqua la fermeture de la galerie : transmettre au public américain la peinture européenne.
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Pierre Matisse
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°575 du 1 décembre 2005, avec le titre suivant : Pierre Matisse