NÎMES
L’enfance et son imaginaire, mais aussi l’histoire de la modernité, se rencontrent dans la monographie concise de l’artiste autrichien présentée au Carré d’art.
Nîmes. Sous le titre de « Teatro », le Carré d’art présente plusieurs moments clés de l’œuvre de l’artiste d’origine autrichienne Peter Friedl (né en 1960), avec quatorze pièces et ensembles importants de l’artiste produits dans des contextes divers, entre 1992 et 2019. Si aucune pièce n’a été produite spécialement, l’exposition permet un accès synthétique à une œuvre majeure. Celle-ci a été régulièrement montrée depuis les années 1990 dans les grandes expositions et manifestations internationales (Biennales, Documenta), mais aussi en France (Institut d’art contemporain à Villeurbanne en 2002, MAC de Marseille en 2007…) et elle est présente dans un nombre impressionnant de collections de première importance, y compris en France.
À Nîmes, la puissance de l’œuvre apparaît sous un premier trait marquant qui est celui d’offrir différents niveaux de lecture : elle est d’accès très immédiat par le recours à un vocabulaire formel direct, tout en révélant une profonde ambition. Et cela au travers de formes de récits nouées souvent autour de personnages, tantôt figures empruntées à des imaginaires littéraires ou historiques et volontiers matérialisées par des marionnettes ou des costumes, tantôt individus anonymes qui racontent ou récitent. L’empreinte du théâtre manifeste l’attachement de l’artiste à un espace de représentation affirmé : sur la scène, le temps relève toujours d’un anachronisme tranquille.
Ainsi le visiteur est-il accueilli par les marionnettes, en attente – ou à la suite – de leur activation, qui campent à la fois leur origine populaire et une galerie de figures issues de l’histoire politique et culturelle du Portugal (Teatro Popular, 2016-2017, [voir ill.]). Abandonnés au gré de l’exposition, les déguisements d’animaux de taille adulte installent une tension entre jeux d’enfant et deuil (Peter Friedl, 1998). Plus loin, les douze maquettes isolées sur leur socle formant l’ensemble intitulé Rehousing (2012-2019, [voir ill.]) constituent autant de fragments de monde dont les modèles de maison, scrupuleusement fabriqués, proviennent de lieux et d’histoires sans relation apparente.
Plus loin, une salle plus intime présente un ensemble de 23 dessins de petit format, jetés, croqués, colorés, associant écriture et image. L’artiste les montre rarement mais affirme, un rien provocateur, qu’avec la tenue régulière d’un journal, c’est là sa seule véritable activité d’artiste. Les dépouilles vestimentaires de pirates abandonnées sur des podiums de cirque (No Prey, No Pay, 2018-2019) sollicitent à la fois l’imaginaire adolescent des récits d’aventure, celui du cirque, et la figure du pirate comme forme d’action sociale et économique problématique. Theory of Justice (1992-2010) présente une archive de plusieurs centaines de photos de presse documentant de multiples conflits et tensions des sociétés modernes, mais dépourvue de légendes : au spectateur de se situer face au fait social, par sa mémoire ou son interprétation. Le film vidéo Report (2016-2019) reprend un puissant texte de Kafka (Un compte rendu pour une académie, écrit en 1917) récité par vingt-quatre comédiens dans leur langue respective. Friedl mène ainsi le spectateur dans la profondeur de son travail, en suivant un parcours d’archéologue patient qui s’essaie à rendre compte de la complexité du monde, de l’histoire de la modernité, de celle des colonialismes, des formes contemporaines de la violence. La question de l’autre, de son histoire et de l’Histoire s’incarne dans des moments formellement très différents, mais qui touchent à l’enfance, y compris celle de l’artiste, enfance désormais sans innocence, enfance avertie de la fragilité de toute prétention à l’identité.
Si elles relèvent d’un art finalement très précisément documentaire et politique, les œuvres ne tiennent pour autant jamais de la rhétorique démonstrative, de la thèse, mais disent une sensibilité inquiète et désarmée bien que nourrie de savoirs, logée dans l’économie de l’œuvre comme dans sa rigueur de réalisation.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Peter Friedl en son Teatro