Très codifiée et recelant pourtant une grande diversité, la peinture de paysage au lavis est l’un des trésors de la Chine des XVIIe et XVIIIe siècles. Un art de la méditation marqué par les horreurs de la guerre.
Paris. L’affiche annonçant l’exposition n’est pas passée inaperçue dans les rues et le métro parisiens : on y voit deux personnages se tenant près d’un ermitage, en haut d’une montagne. L’un semble montrer à l’autre l’immensité dont ils se sont abstraits. Pour les passants, l’image est « zen ». En réalité, elle est chan (c’est le mot chinois, « zen » étant un terme japonais), car ce détail est tiré d’une œuvre du moine chinois Shitao, Peintures d’après les poèmes de Huang Yanlü (1701-1702). L’artiste, membre de la famille royale, a échappé au massacre lors de la prise de Pékin et de la chute de la dynastie Ming en 1644. Il a grandi et étudié dans un monastère bouddhiste où il a appris à peindre, puis est devenu l’élève d’un moine chan, l’école bouddhiste de la méditation.
Ce lavis fait partie de la collection Chih Lo Lou (« le pavillon de la félicité parfaite »), soit trois cent cinquante-cinq peintures et calligraphies réunies par le promoteur immobilier Ho Iu-kwong (1907-2006) et données, après sa mort et pour respecter son vœu, au musée d’art de Hongkong. La sélection de la petite centaine d’œuvres montrée au Musée Cernuschi représente le cœur de l’ensemble : des calligraphies et surtout des peintures à l’encre, des paysages datant essentiellement de la fin de la dynastie Ming et du début de la dynastie Qing. « On parle, au sujet de ces peintres, d’“art lettré”, explique Éric Lefebvre, directeur du musée et co-commissaire de l’exposition. Tous ces hommes étaient formés pour devenir de futurs fonctionnaires. Ils étaient, avant tout, des intellectuels utilisant tous les jours un instrument, le pinceau, qui est le même pour le calligraphe et le peintre. Ils apprenaient à peindre auprès d’un maître et on observe des lignées d’artistes et des traditions locales. »
Ces lettrés aimaient à se retirer par périodes dans un pavillon isolé dans leur jardin ou dans la nature (pavillons qui pouvait aussi dépendre d’un monastère fondé sur une montagne). Là, ils méditaient, peignaient et oubliaient la pression due à leurs responsabilités. Le parcours de l’exposition montre comment ces lavis décrivaient un paysage imaginé ou idéalisé réunissant le pavillon, la montagne « considérée dans la pensée taoïste comme le séjour des immortels, une sorte de paradis », et l’eau, liée à la méditation. Les peintres s’adonnaient souvent à l’exercice de la référence aux artistes anciens et les œuvres étaient régulièrement déroulées pour être admirées et commentées par des sociétés choisies. Il s’agit donc d’un art savant pratiqué par l’élite intellectuelle et, au moment de la violente transition entre les dynasties Ming et Qing, témoignant du courage des résistants – Huang Daozhou (1585-1646) aurait exécuté ses dernières calligraphies avec son sang – et de la nostalgie d’une époque révolue.
Au cours de la visite, l’œil s’aiguise, percevant les changements de style. Le paysage, s’il reste le cadre de la méditation, devient réaliste. Et le coup de pinceau lui-même évolue beaucoup durant la période. Tout un monde d’histoire, de pensée et d’art s’offre à travers ces œuvres qui subjuguent par leur beauté et leur subtilité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°583 du 18 février 2022, avec le titre suivant : Paysages d’encre et de sang