PARIS
L’œuvre figurative de ce pionnier de l’abstraction est présentée au travers d’une soixantaine de tableaux au Musée Marmottan-Monet.
Paris. L’histoire fut maintes fois racontée. À la différence de Malevitch et de son Carré noir (1915), ce météore qui surgit de nulle part, à la différence également de Kandinsky et de son aquarelle abstraite – antidatée ? – de 1911, le trajet de Mondrian vers la non-figuration est souvent présenté comme un long fleuve tranquille. Vision compréhensible, tant la démarche de l’artiste néerlandais semble linéaire, voire systématique. Ce dernier traverse le néo-impressionnisme et le fauvisme – voir le splendide Moulin (1911) – puis, à son arrivée à Paris, est séduit par la géométrie cubiste. La même année, Mondrian engage sa célèbre série d’arbres, qui s’inspire de la leçon du cubisme (L’Arbre gris, 1911).
Le refus de la tridimensionnalité aboutit à des compositions rectilignes où seule compte l’organisation des lignes. L’économie des moyens picturaux est remarquée par Apollinaire qui décrit cette période de Mondrian comme « un cubisme très abstrait ».
En 1914, le peintre rentre aux Pays-Bas. Il adopte dès lors un langage pictural minimaliste, où la disjonction entre les couleurs et les lignes aboutit à des toiles structurées uniquement à partir de signes élémentaires. Une mise à nu intégrale de la peinture, un strip-tease qui démystifie l’emballage de la représentation figurative.
L’intérêt de l’exposition du Musée Marmottan-Monet réside en une présentation plus complexe de cette transformation du style de Mondrian. Elle montre les allers-retours, les tâtonnements de l’artiste et surtout, elle juxtapose des œuvres figuratives et semi-abstraites réalisées simultanément. Qui plus est, l’ensemble des thèmes explorés échappent à une orientation linéaire et indifférenciée vers l’abstraction.
Ainsi, est donné à voir ce parcours à travers les quelques rares mais significatifs autoportraits réalisés par l’artiste. Les trois premiers (1908) sont comme des emblèmes de la période symboliste. Fidèles aux penchants théosophiques du peintre, ils illustrent sa volonté affirmée d’atteindre la vérité intérieure. Ces visages de prophète au regard halluciné, dirigé vers un ailleurs, sont détachés de toute contingence, de toute réalité. En revanche, quelques années plus tard (1912), l’artiste pose de trois quarts, vêtu et coiffé selon les conventions.
Le seul exemple d’autoportrait cubiste (1913), par son aspect « fouillis », par ses parties brouillées, notamment les bords, où les lignes sont soit raturées soit gommées, est resté inachevé et semble témoigner d’une tentative échouée. Désormais, le traitement géométrique va se détacher de la figure humaine pour expérimenter la déconstruction radicale avec la nature morte et le paysage.
Mais c’est le dernier autoportrait de Mondrian, d’une facture parfaitement classique (1918, voir ill.), qui marque paradoxalement son entrée en abstraction. Le visage, très ressemblant, se détache clairement sur le fond d’une toile non-figurative, proche de celles que le peintre exécute à cette période. On assiste ici comme à une étrange cérémonie, à un glissement de l’autoreprésentation de l’artiste vers le style abstrait qui va devenir le sien. Pour retrouver les « traits » de Mondrian, c’est à sa peinture qu’il faudra dorénavant s’adresser.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Pas si carré Mondrian