À la fin du XIXe début du XXe siècle, de nombreux artistes quêtent après les profondeurs de l’âme humaine. Parmi eux, Edvard Munch, le célèbre auteur du Cri, fait figure de pionnier.
Endormie, étendue sur le dos de tout son long, la tête renversée sur le flanc du sofa sur lequel elle repose, la bouche légèrement ouverte, le bras gauche pendant vers le sol en signe d’abandon, le corps tout entier recouvert d’une interminable chemise blanche, elle semble en proie à d’effrayantes visions : celle d’un gnome – ou d’un incube – accroupi sur son ventre, dardant le regardeur d’une mine patibulaire ; celle d’un cheval aux yeux exorbités qui passe sa tête au travers d’un rideau de velours rouge. Intitulé Le Cauchemar, le tableau qu’a brossé en 1781 le peintre suisse Johann Heinrich Füssli compte parmi les œuvres fondamentales d’une iconographie de l’étrange, du surnaturel et du fantastique.
Auteur d’une production picturale, souvent teintée d’érotisme, qui explore les abysses du fantasme et de la folie, Füssli a exercé une influence considérable sur de très nombreux artistes, des romantiques jusqu’aux surréalistes, en passant par les symbolistes et les expressionnistes.
Peinte à la fin du Siècle des lumières, dans les prémisses des nouveaux temps révolutionnaires et modernes, l’œuvre du Suisse est passée dans l’histoire pour illustrer les désordres du sommeil et l’agitation de nos rêves. C’est dire si, par là, Füssli devançait avant la lettre le génial auteur de L’Interprétation des rêves (1905) qui a tant bouleversé notre façon d’appréhender le monde. C’est surtout souligner sa force expressive et cette qualité, singulière pour l’époque, de l’illustration appuyée d’une introspection.
Munch, dans les profondeurs les plus sombres de l’âme
Conçue autour de l’obsession qu’a suscitée l’œuvre de Füssli sur les générations qui l’ont suivi, l’exposition « Edvard Munch et l’étrangeté », que présente cet hiver le Leopold Museum de Vienne, explore les profondeurs de l’âme de quelques-uns des artistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le choix d’y placer au centre l’auteur du fameux Cri (1893) vise à mettre en valeur le rôle déterminant que ce dernier a joué dans l’institution d’une esthétique reposant sur les thèmes mêlés de l’amour, de la peur et de la mort. Il contribue à reconsidérer l’aspect pionnier de la démarche de Munch en matière de création artistique à l’aube d’une époque qui va se nourrir de toutes les investigations les plus subtiles de la psychologie jusque dans ses tréfonds psychiques.
Alors que le symbolisme connaît à la fin du XIXe un essor considérable et tente de brosser une vision idéale, sinon idéiste du monde (le mot est employé par le jeune critique d’art Albert Aurier dès 1886), Munch fouille quant à lui les abysses les plus enfouis et les plus sombres du pathos. Né en Norvège en 1863, Edvard Munch connaît une enfance traversée d’événements tragiques : il perd sa mère à l’âge de cinq ans puis, quand l’une de ses sœurs meurt de phtisie, une autre cède à une terrible dépression ; enfin, son frère décède à peine est-il marié. Il s’ensuit chez l’artiste un profond sentiment de révolte qu’entretient bientôt sa fréquentation d’un cercle d’anarchistes radicaux. Aussi Munch, qui déclare vouloir « peindre sa propre vie », affirme-t-il très vite sa volonté de peindre les impressions de l’âme et non plus celles des yeux, comme il en était de ses aînés.
Séjournant successivement à Paris puis à Berlin, il développe une peinture qui choque par ses outrances pré-expressionnistes, usant volontiers de la ligne serpentine pour mieux rendre compte des tourments qui l’assaillent. Le cycle de La Frise de la vie qu’il exécute dans les années 1890 s’offre à voir comme « un poème de la vie, de l’amour et de la mort ». Si les motifs saturés d’ambiance y avouent l’influence des synthétistes et symbolistes français, ses couleurs crues et blafardes font basculer son art dans ce qui a été qualifié de « réalisme psychique ». Elles induisent un climat qui anticipe sur ce que Freud énoncera dans un article resté célèbre sous le label d’« inquiétante étrangeté » et dans lequel il tente de répondre « à quelles conditions le familier peut devenir étrangement inquiétant, effrayant ».
Si Le Cri passe pour condenser tout l’œuvre de Munch, c’est qu’il est une image d’une extrême simplicité plastique et que tout y est résumé dans l’effarement du personnage qui se bouche les oreilles. Quelque chose d’une panique existentielle est à l’œuvre dans cette figure dont la force de signe est chargée d’une dimension universelle. En cette fin du XIXe siècle, elle opère comme prémonitoire de la démarche introspective qui va agir et porter le monde à venir. C’est un cri abyssal que l’homme ne semble pas vouloir entendre alors même que c’est lui qui le pousse. Paradoxe d’une humanité qui joue à se faire peur en cultivant cette inquiétante étrangeté qui la tient hors d’atteinte du réel, comme l’illustre cette autre œuvre de 1893 intitulée Vampire.
Kubin, Ensor… percevant l’étrange dans le banal
« Le beau est toujours bizarre », proclamait en son temps Baudelaire. Les images décalées que rassemble l’exposition viennoise en sont une singulière démonstration. En amont de Munch, les visions cauchemardesques des Caprices de Goya résonnent d’un timbre angoissant. Elles trouvent leur écho dans celles de cet autre Norvégien du nom de Theodor Kittelsen, dont les personnages hirsutes préfigurent les trolls, et chez l’Autrichien Alfred Kubin, dont l’humanité est l’objet de toutes sortes de forces obscures mises en scène au travers d’une symbolique récurrente du monstre et du difforme.
Si les peintures de James Ensor offrent à voir une palette plus claire et des couleurs plus vives, elles n’en sont pas moins troublantes ; la mort y rôde jusque sur les masques qu’arborent ses personnages. Quoique d’apparence frêle, les figures tour à tour sataniques et érotiques de Félicien Rops partagent avec celles de Gustave Moreau, davantage puissantes et monumentales, les mêmes expressions d’horreur et d’effroi.
À l’inventaire des catégories esthétiques, si le beau occupe une place de choix, le grotesque, le monstrueux, le laid, le bizarre, l’étrange, l’incongru… sont des critères tout aussi intéressants. « Un artiste est une réaction, note quelque part Paul Valéry, il répond à l’habituel par l’insolite, perçoit ce qu’il y a d’étrange dans le banal, distille le pur de l’impur, par une opération mystérieuse qui exige tout ce qu’il faut d’usé, d’accoutumé, de convenu et de conforme pour qu’elle puisse s’accomplir. » Telle est la leçon de l’exposition viennoise. Que demander à l’art sinon qu’il nous interpelle et qu’il remette en question nos habitudes perceptives ? Bref, qu’il ne nous laisse pas indemnes.
Edvard Munch, le goût de la ligne expressive
À l’inverse de Baudelaire s’exclamant qu’il haïssait « le mouvement qui déplace les lignes », l’art d’Edvard Munch repose sur la puissance expressive d’une esthétique de l’ondulation. Dès lors qu’il s’est dégagé des influences pointillistes, il a élaboré un style caractéristique qui en appelle à un jeu de lignes doucereusement balancées informant tant ses personnages que le paysage dans lequel il les situe. Quelque chose d’une osmose plastique est à l’œuvre dans ses peintures comme dans ses estampes, qui gouverne l’ensemble de ses compositions et leur confère une dynamique singulière, fond et forme liés.
Un sentiment d’irréalité
Si ce goût de la ligne n’est pas innocent d’une époque Art nouveau friande d’effets décoratifs, Munch le met quant à lui au service de l’expression. À l’instar de ce que fera Matisse. Pour ce qu’elle réfère au trait, la ligne lui permet notamment d’opérer en synthèse et non en description des sujets dont il s’accapare. Ainsi du Cri, dont les lignes qui se dédoublent sont comme l’image de l’écho des ondes sonores sous-entendues. Encore plus puissantes en surface estampée que peinte et plus intenses en noir et blanc qu’en couleurs.
Ce goût de la ligne trouve encore à s’exprimer pleinement dans le jeu des dégradés des valeurs, comme il en est de cette lithographie au motif de Madone (1895) qui nimbe la figure féminine et lui confère une troublante irréalité. Il y va dès lors d’une sorte d’épiphanie qui excède le propos de l’artiste dans le surgissement même du sujet. Et qui en accroît le mystère.
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Munch et consorts
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1781
Füssli peint Le cauchemar, source d’inspiration pour de nombreux artistes.
1857
Naissance du norvégien Théodor Kittelsen.
1861
Ensor naît à Ostende.
1863
Munch naît en Norvège.
1877
Naissance de l’autrichien Alfred Kubin, 3 ans avant son compatriote Egon Schiele.
1914
Kittelsen décède, 4 ans avant Schiele.
1919
Freud publie L’inquiétante étrangeté, essai où il examine les concepts artistiques et psychologiques attachés à ce terme.
1944
Décès de Munch.
1949
Ensor décède, 10 ans avant Kubin.
Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Edvard Munch et l’inquiétante étrangeté », jusqu’au 18 janvier 2010. Musée Leopold, Vienne. Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h ; le jeudi à 21 h. Tarifs : 10 et 7,50 €. www.leopoldmuseum.org
Munch en son futur nouveau musée. Les œuvres du musée Munch d’Oslo auront bientôt un nouvel écrin. Ouvert en 1963, 19 ans après le legs de l’artiste à la ville, l’actuel musée, cible de deux vols très médiatisés en 2004, souffre cruellement de vétusté. Nouvelles mesures de sécurité obligent, l’espace d’exposition s’est trouvé amputé de 40 %, contraignant le musée à ne pouvoir exposer que 10 à 20 % de ses collections. D’ici à 2014, un nouveau musée Munch ouvrira donc à Oslo, dans le quartier de Bjørvika en passe de devenir le nouveau centre culturel de la ville. www.munch.museum.no
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Munch et consorts