Ce portrait de la femme d’un banquier londonien est très critiqué à l’époque pour le traitement des drapés. La Tate Britain expose les œuvres de John Sargent, peintre de la grande bourgeoisie, en regard de robes et d’accessoires portés par ses modèles.
So shocking ! « La robe est pratiquement une énorme éclaboussure transférée de la nature à la toile », s’effraie l’écrivain George Moore, en découvrant le portrait de Mrs Hammersley par John Sargent à la New Gallery de Londres, en 1893. Pourtant, cet artiste, né en 1856 à Florence de parents américains, qui se forma en Italie et en France, est alors un portraitiste convoité par les aristocrates et les grands bourgeois, à Paris, à Londres et même aux États-Unis où il a séjourné. Il n’empêche. Face au portrait de Mrs Hammersley, nombre de critiques s’offusquent de cette peinture, « des mètres et des mètres de satin provenant des boutiques les plus chères, avec une jolie tête posée sur le dessus ». Une jolie tête posée sur le dessus ? Les critiques saluent pourtant l’impression de vie émanant de ce portrait. Mais là encore, George Moore, s’il reconnaît la virtuosité technique de l’artiste, reproche en outre au tableau de ressembler plus à une photographie prise sur le vif qu’à « une œuvre d’art ». « Il fixe l’idée du moment et rappelle quelque peu une première de vaudeville avec Sarah [Bernhardt] dans un nouveau rôle… C’est la joie de l’heure qui passe, le délire du présent sensuel », décrit-il.
Pourtant, « par cette robe dont la couleur osée frappe le regard, comme par le choix du décor, John Sargent exprime la personnalité de son modèle, tout en s’inscrivant dans une lignée de grands portraitistes – Frans Hals, Antoine van Dyck, François Boucher ou Joshua Reynolds », explique James Finch, co-commissaire de l’exposition « Sargent and Fashion », de la Tate Britain à Londres. Mrs Hammersley, en effet, n’a rien d’une maîtresse de maison conventionnelle. Jeune épouse d’un banquier, elle s’intéresse à l’art de son époque, et reçoit chez elle les artistes les plus révolutionnaires – John Sargent, mais aussi Walter Sickert ou Augustus John. « En exprimant la personnalité de ses modèles, en s’intéressant à l’éphémère à travers une observation très fine de la mode de son temps, John Sargent parvient à donner à voir l’essentiel et l’éternel », relève James Finch.
Sa bouche est entrouverte, comme si elle s’apprêtait à parler, son regard nous interroge, ses joues légèrement rosées disent l’émotion. D’une main, Mrs Hammersley prend appui sur le dossier du canapé pour se redresser, comme surprise par notre arrivée impromptue. « Jamais l’esprit de conversation n’a été incarné de façon plus réelle et vivante », se réjouit un critique du Times en 1893. « Mrs Hammersley s’est juste assise sur ce sofa couleur sofa pour une minute – elle sera debout à s’affairer dans la pièce l’instant d’après, mais entre-temps M. Sargent l’a peinte », poursuit-il, émerveillé par son visage « vibrant de vie ». Pour y parvenir, Sargent a peint et repeint l’expression de son modèle, pas moins de seize fois. « Mrs Hammersley a posé pour ce portrait pendant deux mois, quatre jours par semaine, entre trois et quatre heures par jour », affirme James Finch. Le peintre George Frederic Watts, académicien et artiste influent, affirme pour sa part que l’impression de vie du portrait sied davantage à un croquis humoristique qu’à un tableau !
Pour peindre ce portrait, John Sargent a installé Mrs Hammersley dans son atelier de Londres, où il a mis en place des éléments de décor que l’on peut retrouver dans d’autres portraits de l’artiste : un tapis d’Aubusson, un élégant sofa Louis XVI, une draperie tissée de fils d’or. S’il témoigne par cet ameublement opulent de l’engouement des Britanniques de l’époque victorienne pour le goût français du XVIIIe siècle, John Sargent s’inscrit aussi, à travers lui, dans la lignée des portraitistes français. En effet, le décor tout comme la pose de Mrs Hammersley ne sont pas sans évoquer le portrait de Madame de Pompadour (1756) par François Boucher…
« Un velours couleur cerise remplissant la moitié du tableau, avec des lumières mauves, et derrière lui, des draperies jaunâtres pâles » : c’est par ces mots que l’écrivain George Moore décrit le vêtement de Mrs Hammersley. Quand le tableau est exposé en 1893 à la New Gallery, les critiques s’emportent devant le spectacle de cette robe de soirée en velours de soie, dont la traîne est soigneusement disposée pour s’étendre sur le coin inférieur gauche de la toile, et même déborder au-delà. Ils jugent sa couleur « rouge mauve » « violente » et « décadente ». « En général, John Sargent peignait ses modèles dans des robes noires ou blanches… Mais celle-ci – dont Mrs Hammersley a conservé un fragment que nous présentons dans l’exposition – a été réalisée dans un tissu synthétique moderne, et teinte avec une coloration chimique, mise au point dans les années 1890… » souligne James Finch. Ce matériau et cette couleur alors à la mode, que John Sargent rend avec fidélité, contrastent avec un décor à la française raffiné et historique, ce qui a profondément choqué les critiques classiques de l’époque. Par ce vêtement à la pointe de la mode, John Sargent, qui apportait un grand soin au choix des tenues portées par ses modèles dans ses portraits, a voulu exprimer la modernité de Mrs Hammersley.
Sur la robe, des ornements métalliques réfléchissent la lumière, rendue par de petites touches de couleur claire. « Ces points lumineux évoquent la technique des impressionnistes », observe James Finch. De fait, John Sargent a longtemps séjourné Paris, où il fut formé et où il a côtoyé Degas et Monet. Il se passionnait aussi pour les développements rapides de l’optique et de la théorie des couleurs, qui enthousiasmaient les artistes de la seconde moitié du XIXe siècle, et notamment les impressionnistes, dans leur désir de capturer et rendre les jeux de lumière. « Sargent était très proche de Claude Monet, avec qui il a correspondu au sujet de la couleur et du pigment, auquel il a rendu visite à Giverny et dont il possédait des œuvres », raconte James Finch. Sargent a même réalisé une peinture montrant Monet travaillant en plein air, le pinceau à la main, face à une toile : Claude Monet peignant à l’orée d’un bois (1885). Quand le portrait de Mrs Hammersley a été exposé, en 1893, les critiques se sont offusqués du fait que ce tableau semblait trop « français » !
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Mrs Hammersley, John Singer Sargent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Mrs Hammersley, John Singer Sargent