Invité dès le seuil de cette exposition bien nommée « Luogo e segni » (Lieu et signes) à traverser un immense rideau de perles rouges et blanches réalisé par Felix Gonzalez-Torres (1957, Cuba – 1996, Miami) en hommage à son compagnon mort du sida, le visiteur pénètre dans un univers « hors sol » où des réalisations de trente-six artistes, dont vingt-trois femmes, se déploient dans les espaces de la pointe de la Douane.
« J’ai été frappé de découvrir que la Punta della Dogana [pointe de la douane] appartient à une aventure de temps mêlés. Site des douanes au XVIIe, ce bâtiment appartient à une double temporalité. À mes yeux, il est sans cesse en mouvement. Entouré d’eau et situé à la pointe du confluent du Grand Canal et du canal de la Giudecca, le bâtiment ne cesse de se transformer en fonction de l’heure, de la lumière, du ciel, de la mer, du vent, de la pluie, des saisons », confie Mouna Mekouar, commissaire de l’exposition. On l’aura compris, l’endroit est sublime. Dans des lieux si fortement « habités », il n’était pas gagné d’avance de pouvoir y présenter des créations contemporaines qui parviennent à exister aussi pleinement, par et pour elles-mêmes. Mouna Mekouar a fait le pari – réussi – de proposer une déambulation où chaque œuvre entre en résonance non seulement avec les espaces animés de permanentes mutations et avec les autres œuvres présentes, mais également avec la Poésie avec un grand P. L’univers poétique d’Etel Adnan (née à Beyrouth, Liban, en 1925) irrigue le parcours au sein d’espaces physiques et mentaux où, entre obscurité, lumière, absence, présence, instant, durée, rien n’est jamais figé. Days of Inertia (Jours d’inertie), 2015, de Nina Canell (née en 1979, Suède), composé de petites plaques de grès recouvertes d’une mince pellicule d’eau retenue par un vernis hydrophobe invisible apposé sur le tranchant de chaque surface, instaure par exemple une subtile relation avec l’histoire et la mémoire de ces espaces architecturaux construits sur une lagune. Les potentialités métaphoriques de chaque œuvre invitent le visiteur à appréhender avec une grande liberté des perceptions de « réels » en constantes variations.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Mises en abyme sur la lagune