PARIS
Le Jeu de Paume consacre une grande exposition à la photographe américaine Dorothea Lange, dont la photographie, en 1936, d’une mère victime de la misère est devenue son image la plus célèbre, et une icône de la photographie.
Reconnaissable à sa démarche claudicante (souvenir douloureux de la polio qui la frappa dans son enfance), Dorothea Lange promenait sa silhouette dans les rues et au fil des routes depuis le déclenchement de la Grande Dépression en 1930. Elle qui s’était taillée une réputation de portraitiste à San Francisco tout au long de la décennie précédente observa avec une retenue sans pareil la détresse des pauvres, des déclassés, le désarroi de ses concitoyens frappés par l’effondrement financier, la famine, l’errance et l’afflux des réfugiés climatiques sur la côte Ouest. Elle aura toujours tenu la fonction testimoniale de la photographie en plus haute estime, la considérant comme le moyen idéal de convaincre et de défendre. Photo-documentariste hors pair, elle gardera de son art du portrait une grande faculté à se faire oublier de ses sujets, signant des images marquantes. Pourtant, elle ne volait pas ses photographies, se présentant aux personnes rencontrées, consignant toujours consciencieusement les détails du contexte de l’image (identité et histoire du sujet, localisation). Une rare fois, elle n’aura pas effectué ce relevé : lorsqu’elle photographia Migrant Mother, cette photographie qui la rendra mondialement connue au fil des décennies.
Si le public est familier de ses images du Dust Bowl (région des État-Unis qui fut touchée dans les années 1930 par la sécheresse et une série de tempêtes de poussière), entre paysages désertiques et gueules de la misère, de son désir de témoigner de la détresse humaine et de la déréliction environnementale, il connaît moins d’autres enquêtes visuelles comme celle sur l’internement des populations d’origine japonaise après la bataille de Pearl Harbor. De même, le reportage réalisé en 1956-1957 avec son mari, le sociologue Paul S. Taylor, dans une modeste vallée californienne, The Death of a Valley, est resté largement méconnu, publié seulement en 1960. De nouveau, la détresse d’une petite communauté rurale condamnée à l’expropriation au nom du progrès hydro-électrique et la destruction d’un écosystème offraient l’occasion à Lange de convoquer la photographie au service des sans-voix. La photographe engagée n’aura pas assisté au succès de sa rétrospective, ouverte par le MoMA de New York trois mois après sa mort, en 1965.
Alors que les États-Unis sont frappés par la crise financière mondiale qui se répand depuis le krach de 1929, trois États des Plaines, l’Oklahoma, le Texas et le Kansas, subissent une sécheresse historique en 1932. Les minces couches arables de ces territoires – que les Premières Nations avaient toujours eu la sagesse de ne pas cultiver –, avaient été soumises à une agriculture industrielle agressive. Asséchées, les terres se retrouvèrent balayées par les vents. Les tempêtes de poussière furent terribles et leur nombre passa de quatorze en 1933, à trente-huit en 1934, asphyxiant les troupeaux et les populations, engloutissant les champs stériles, et jetant sur les routes de l’exode des milliers de familles paysannes. Beaucoup d’entre elles migrèrent jusqu’en Californie, autre état vivrier susceptible d’embaucher à bas coût cette main-d’œuvre misérable. Ces « Okies », comme ils seront surnommés, subiront le même degré de ségrégation que la population noire du pays, signe de leur pauvreté et de leur indigence.
Six images et une icône
Le visage de Florence Owens Thompson, révélé dans un cadrage rapproché, entourée de deux de ses enfants, tenant le plus jeune contre elle, fut pris à la toute fin d’une séquence de sept images. Les autres plans montraient la mère et les visages des enfants, le dénuement de leur abri de fortune et de leurs maigres possessions. Son visage soucieux témoigne de sa conscience de l’appareil tourné vers elle, de son inconfort à ce moment d’attente. La famille vient de subir un nouvel affront climatique. Les récoltes de pois viennent de geler. Il n’y aura pas de travail et trois fois rien à manger. Lange la convainc de « collaborer » avec elle pour que le monde sache. Prise en février, la photographie ne sera pas choisie par le San Francisco News, qui préféra celles aux plans moins serrés pour un premier article consacré à la crise. Mais le lendemain, le portrait illustre un second papier. Comment est apparu le titre Migrant Mother ? Il n’est pas du fait de Lange et ne fait sa place que progressivement au fil des publications, témoignant du caractère emblématique de cette image, cette femme incarnant au final toutes les mères luttant avec dignité pour la survie de leur famille, l’archétype de la photographie compassionnelle, selon la formule du spécialiste Vincent Lavoie.
Une mère
Elle s’appelait Florence Owens Thompson, elle était Cherokee, née en Oklahoma dans un tipi. Son nom ne sera connu du public qu’en 1978, lorsqu’un journaliste de la ville de Modesto en Californie découvrit que le symbole de la Grande Dépression habitait dans une caravane aux limites de la ville. Elle avait alors 75 ans, et de l’amertume par rapport à cette célébrité qu’elle n’avait pas souhaitée. Elle avait accepté de poser pour Lange afin d’aider les habitants du camp de réfugiés de Nipomo à recevoir de l’aide. Elle n’imaginait pas, à 32 ans, combien son visage deviendrait l’incarnation universelle de la misère digne d’une mère. Lange elle-même ignora toute sa vie l’identité de cette femme qui l’avait aimantée sur la route du retour vers son domicile. Elle avait alors monté rapidement son appareil, sans même relever l’identité de son modèle, une négligence très inhabituelle pour la photographe toujours encline à bien documenter son sujet. Thompson assistera à l’icônisation de son portrait sans dire un mot, sans revendiquer de droit à l’image ou une quelconque rétribution. Lange elle-même aura établi sa réputation sur cette photographie, sans toutefois en posséder les droits, détenus par la FSA.
Archiver la crise : la FSA
Fondée en 1935, la Farm Security Administration (FSA) succède à une première agence gouvernementale chargée de venir au secours des populations paysannes déplacées et d’aider à leur relocalisation (Resettelment Agency). Roy Stryker lancera une grande campagne photographique destinée à informer et convaincre l’opinion publique du bien-fondé de cette mission, héritée du New Deal. Jusqu’en 1942, le service aura embauché certains des meilleurs photographes américains dont Dorothea Lange, Walker Evans, Gordon Parks ou Arthur Rothstein, afin d’archiver la nécessité et la pertinence du programme d’aide. Si nombre d’images montrent des groupes sociaux particulièrement démunis, des familles plongées dans la misère et le dénuement, la famine, beaucoup d’autres photographièrent la catastrophe, montrant des paysages apocalyptiques. Environ 170 000 négatifs seront ainsi réalisés, dont 644 en couleurs. Roy Stryker, à la tête de la mission photographique, exerça un contrôle parfois abusif sur la production de cette iconographie, opérant une sélection drastique qui aura entraîné la dégradation de milliers de négatifs jugés hors mandat.
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Migrant Mother de Dorothea Lange
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : Migrant Mother de Dorothea Lange