Longtemps minoré, l’œuvre de Marcelle Cahn (1895-1981) retrouve sa place dans l’histoire de l’art, à la faveur d’une magistrale rétrospective itinérante.
L’art du XXe siècle est né d’une montagne (la Sainte-Victoire) et d’un fruit (la pomme). « Ce n’est ni un homme, ni une pomme, ni un arbre qu’il veut représenter ; Cézanne se sert de tout cela pour créer une chose peinte qui rend un son tout intérieur et qui s’appelle l’image », écrivait Kandinsky dans Du spirituel dans l’art. Comme tant d’autres, l’art de Marcelle Cahn est né à son tour de Paul Cézanne, dont elle réalise un portrait au crayon vers 1920-1930. Pense-t-elle toujours au peintre lorsque qu’elle esquisse au crayon, en 1939, trois pommes posées sur une table ? L’accrochage de la rétrospective « Marcelle Cahn, en quête d’espace », actuellement présentée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, après le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg et avant le Musée des beaux-arts de Rennes, le laisse en tout cas supposer, lorsqu’elle rapproche le portrait du maître de la nature morte. De fait, les « premières trajectoires » de l’artiste – titre donné à la première salle de l’exposition – partent toutes du même point : Cézanne. Le superbe Nu berlinois qu’elle peint en 1916 reprend tout de la leçon du maître : la sphère, le cône et le cylindre qui modèlent la nature, jusqu’à l’utilisation des couleurs sourdes et la touche à empâtement.
En 1916, Marcelle Cahn vit à Berlin depuis un an avec sa mère et son frère ; elle y restera trois années. De nationalité allemande, elle a quitté Strasbourg pour la capitale allemande, probablement en raison de la guerre. Berlin est alors un centre artistique attractif, où Lovis Corinth a ouvert un atelier pour les femmes, lesquelles n’ont, à l’époque, pas accès aux académies officielles. C’est dans cet atelier qu’elle croise toute l’avant-garde : le cubisme, l’expressionnisme, etc. Deux ans plus tard, Marcelle Cahn retourne en France, à Strasbourg d’abord, puis à Paris, dans les années 1920, où elle rencontre Fernand Léger et Amédée Ozenfant. Leur enseignement, certes de courte durée, mais que l’on retrouve dans des tableaux comme Deux Nus blancs (1925), seront décisifs pour la jeune artiste. Avec eux, sa peinture évolue vers le purisme ; un purisme personnel, fait de vues de rues, de toits, de lignes de tram, etc. Comme à Berlin, Cahn fréquente la crème de l’avant-garde, abstraite cette fois : Arp, Mondrian, Van Doesburg, Kandinsky ou Le Corbusier, ce qui lui ouvre les portes du groupe Cercle et carré en 1929, fondé par ses amis Seuphor et Torres-Garcìa.
Cette période intense laisse place à une décennie de crise, durant laquelle Marcelle Cahn ne prend quasiment plus les pinceaux, tout en continuant de dessiner des nus féminins, des chats, des mains – beaucoup de mains – et sa gouvernante Marguerite. Passée la misère de l’Occupation, à Blois et à Toulouse, Cahn participe au Salon des Réalités nouvelles, qu’elle rejoint en 1949. C’est à ce moment-là qu’elle entre de plain-pied dans l’art abstrait, sans jamais renier la figuration. Une abstraction géométrique linéaire qui va prendre, au fil du temps, de plus en plus de relief pour aboutir à un « constructivisme » là encore personnel. Cézanne semble bien loin. Pourtant, sa leçon a été assimilée : la sphère, le cylindre et même la touche à empâtement – les fonds blancs sont travaillés en épaisseur – font toujours partie du vocabulaire de Marcelle Cahn. Seule et sans ressources, Marcelle Cahn, dont la vue est de plus en plus défaillante, réalise à la fin de sa vie des collages où l’humour et la poésie n’ont rien perdu de leur pouvoir. Sur des cartes postales, elle colle des œillets en plastique sur la tour Eiffel, la cathédrale Notre-Dame… Des points ronds qui rappellent étrangement les pommes.
Conservée au Musée d’art et d’histoire de Cholet, cette composition fut exposée à l’exposition « Cercle et carré ». Traité en aplats dans le style puriste, l’ensemble évoque dans sa construction les compositions cubistes des années 1910, où les raquettes de tennis auraient remplacé les guitares. Si Marcelle Cahn se place ici dans la roue de Léger et de Le Corbusier, son sujet rompt toutefois avec les traditionnelles vues machinistes du purisme. La balle de tennis rouge en bas de la composition semble annoncer le motif du point, que l’artiste développera dans ses œuvres d’après 1945.
Démunie, souffrant de cécité, Marcelle Cahn continue tout de même de produire dans les dernières années de sa vie – elle décède le 20 septembre 1981 à Neuilly-sur-Seine. Sur des cartes postales que ses amis lui envoient ou lui apportent, l’artiste colle des points et des œillets pour donner naissance à des images où la poésie flirte avec l’humour, preuve de la capacité de l’artiste à se renouveler avec une grande économie de moyens.
Peinte trente ans après Les Trois Raquettes, cette huile sur bois conservée au Musée des beaux-arts de Rennes appartient à la période abstraite, la plus connue, de Marcelle Cahn. L’artiste a conservé les enseignements de sa période « Cercle et carré », tout en développant un vocabulaire personnel fait de lignes, de formes et de couleurs dont elle tire des variations, à la manière d’une musicienne, ce qu’elle est. Le point a pris de l’épaisseur pour s’inscrire en volume sur le tableau.
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Marcelle Cahn de la pomme au point
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Marcelle Cahn de la pomme au point