Les deux artistes se sont constamment observés, nargués, admirés, imités, jalousés, jusqu’à se fâcher. Le Musée d’Orsay organise leur réconciliation. Rencontre au sommet.
En amitié, comme en amour, il y a parfois de la vaisselle cassée ! Dans le cas du volcanique duo Manet-Degas, le sort d’un vulgaire saladier a même été le point de départ d’un des tableaux les plus mystérieux et révélateurs de leur relation ombrageuse. Vers 1868, le peintre des petites danseuses brise ledit saladier au cours d’un repas chez le père du Déjeuner sur l’herbe. Pour s’excuser, il offre par la suite un étrange tableau à son hôte. Une scène d’intérieur représentant Manet avachi sur un canapé, une jambe repliée de manière inélégante, une main dans la poche, l’autre soutenant lourdement son menton.
Pourtant, ce n’est pas sa propre figure qui va déclencher la rage du peintre mais bien la manière dont son homologue a osé coucher sur la toile sa tendre moitié. Les proches rapportent que Manet avait trouvé son épouse Suzanne fort enlaidie. Un affront qu’il ne put tolérer, à tel point qu’il déchira la toile. Une mutilation qui traumatisa son auteur lorsqu’il la découvrit. « Je suis parti sans lui dire au revoir, en emportant mon tableau », racontera-t-il des années plus tard. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. « Rentré chez moi, je décrochai une petite nature morte qu’il m’avait donnée. » Et de la lui restituer illico, accompagnée de ce mot lapidaire : « Monsieur, je vous renvoie vos Prunes. » Cette destruction sera la cause d’une brouille irréconciliable entre les deux confrères qui restèrent fâchés jusqu’à ce que la mort les sépare. La disparition prématurée, à 51 ans à peine, de Manet estompa considérablement les rancœurs, puisque Degas devint l’un de ses principaux zélateurs. Il participa ainsi au banquet organisé en son honneur, à la souscription lancée pour faire entrer Olympia au Louvre, mais, surtout, il collectionna avidement son aîné. On estime ainsi à quatre-vingts le nombre d’œuvres de Manet dans sa collection personnelle, dont il entendait à terme faire un musée. Dans cette optique, il multiplia les achats mais troqua aussi ses propres créations avec des confrères et des collectionneurs. Il mit notamment toute son énergie à essayer de reconstituer l’un des tableaux les plus ambitieux de Manet : L’Exécution de Maximilien. Cette peinture d’histoire de grande envergure avait en effet été découpée et dispersée.
L’abnégation que Degas mit à la rapiécer en dit long sur le respect qu’il portait à son compétiteur. Comme si, par le biais de cet ultime tableau découpé, il avait tenté de recoudre leur histoire tumultueuse. La nature réelle de leur relation demeure pourtant un secret bien gardé. On ignore même les circonstances exactes de leur rencontre. Même si, selon la légende dorée de l’impressionnisme, ils se seraient rencontrés au Louvre où ils copiaient tous deux les maîtres espagnols. Grâce aux témoins de l’époque, nous savons cependant qu’ils se sont constamment observés, nargués, admirés, imités, jalousés. Tantôt alternativement, tantôt simultanément. Sans doute étaient-ils trop proches pour être amis : même classe sociale, même cercle d’artistes, mêmes commanditaires, mêmes sujets de prédilection, mêmes maîtres et surtout même aspiration à réinventer la peinture. Et tant mieux après tout, car cette rivalité a posé les jalons d’une compétition fructueuse les incitant à produire quelques-uns des plus beaux tableaux de leur temps.
Malgré les similitudes entre les deux peintres, il existe toutefois une différence majeure. Alors que l’on ne connaît à ce jour aucune œuvre de Manet représentant Degas, il subsiste en revanche plusieurs tableaux et dessins de Manet exécutés par le père des danseuses. Cette différence est assurément l’asymétrie la plus frappante entre leurs pratiques. De toute évidence, Degas admirait son aîné au point d’accrocher, après sa disparition prématurée, plusieurs tableaux de sa main dans son salon.
Ce tableau spectaculaire est une belle illustration de l’intense circulation des motifs parmi les avant-gardes. Il serait en effet très probablement une réponse directe à la Femme au perroquet de Gustave Courbet. Lorsqu’il découvre la composition de Manet au Salon, Degas est très impressionné et réalise un croquis avec une légère variation, puisque l’oiseau est perché sur la main du modèle. Ce superbe portrait serait donc la source d’inspiration principale de l’inclassable Jeune Femme à l’ibis de Degas.
Degas se plaignait régulièrement à ses proches que Manet l’agaçait car il aurait sciemment copié certains de ses motifs caractéristiques. Les sujets similaires sont en effet légion (scènes de la vie moderne, nus, mais aussi paysages), sans que l’on sache avec exactitude qui a été pionnier. Dans le cas des courses de chevaux, il semble que Manet ait bel et bien été le premier à traiter le sujet de cette manière. Pour la postérité, ce thème restera pourtant étroitement associé à la figure de Degas.
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Manet et Degas réconciliés à Orsay
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Manet et Degas réconciliés à Orsay