Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLE

L’Italie au cœur de la leçon Cézannienne

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 12 mars 2020 - 835 mots

PARIS

L’exposition du Musée Marmottan juxtapose les œuvres de maîtres italiens à celles de Cézanne, ce qui permet de regarder les premières avec les yeux du peintre aixois et donne des clés pour la compréhension de son art.

Paris. En invitant l’historien de l’art Alain Tapié à organiser l’exposition sur l’« italianité » de Paul « Cezanne » (1839-1906) – écrit ici sans accent, selon la graphie qu’utilisaient l’artiste et sa famille –, la directrice scientifique du Musée Marmottan et co-commissaire, Marianne Mathieu, convie le public du musée à une expérience rare. Il s’agit, en effet, de « regarder les œuvres à la manière d’un peintre », précise-t-elle. Le postulat est que, s’il n’est jamais allé en Italie, le maître d’Aix s’inscrivait consciemment dans une histoire longue de la peinture et dans une civilisation méditerranéenne que lui rappelaient constamment ses lectures (les auteurs latins dans le texte) ou le paysage qui l’entourait. Pour voir de la peinture italienne, il se contenta sans doute des musées d’Aix-en-Provence et de Marseille, ainsi que du Louvre, et il collectionna les gravures et reproductions en noir et blanc trouvées dans les magazines. C’est que ce n’était pas la technique des peintres, la touche ou la couleur qui l’intéressaient, ni même le sujet, mais la « configuration intérieure », selon Alain Tapié, la manière dont les masses et les lignes de force s’agençaient pour faire surgir l’œuvre. Cette attention à l’énergie propre de la peinture a fait de lui un artiste à l’ancienne, ne recherchant pas la vraisemblance, l’illusionnisme, la copie de la nature. Celle-ci est impermanente (le but des impressionnistes était d’ailleurs de rendre cet état), alors que Cézanne, dont on peut penser qu’il vivait la peinture comme une « cosa mentale », selon les termes de Léonard de Vinci, s’attachait à la permanence.

Le Greco, Tintoret, Giordano

L’exposition de Marmottan met en regard des œuvres de Cézanne et celles d’artistes des écoles vénitienne, romaine et napolitaine. Il ne s’agit jamais de se demander si Cézanne a vu et étudié l’œuvre italienne montrée. Deux cas seulement sont certains : D’après le Greco, La Femme à l’hermine (1885-1886), interprétation de Portrait de jeune fille (s. d.) du Greco [voir ill.], et La Toilette funéraire ou l’Autopsie (1869), clairement inspirée de La Déposition du Christ (1625) de Ribera, trop fragile pour être transportée du Louvre à Marmottan. Les autres œuvres italiennes ne sont que des aide-mémoire permettant au visiteur de voir l’art transalpin comme Cézanne le voyait, ses propres tableaux en témoignant. Il n’est jamais question d’iconographie : de même que l’on ne se demande pas ce que représente en réalité La Toilette funéraire, l’une de ces œuvres énigmatiques qui émaillent la jeunesse du peintre, il paraît normal de mettre en regard La Femme étranglée (1875 ou 1876) avec La Descente de croix (1580) de Tintoret. Qu’une sainte femme, les bras étendus pour recevoir le corps du Christ, ait pu devenir, chez Cézanne, une victime se débattant, cela semble aller de soi. Mais cette façon de lire l’œuvre nécessite une initiation, d’où le choix d’une médiation qui met l’accent sur l’inspiration similaire des deux peintres.

La construction du paysage chez Cézanne apparaît lorsque La Montagne Sainte-Victoire (vers 1890) est comparée au Paysage classique (s. d.) du poussiniste Francisque Millet. Poussin était un phare pour Cézanne, qui a affirmé à Émile Bernard vouloir « vivifier Poussin sur nature ». On retrouve l’influence du peintre classique dans les groupes de nus cézanniens, qui lui empruntent leur solidité et l’harmonie de leurs attitudes, et dans le traitement des ciels. La mise en parallèle de ce magnifique portrait qu’est Le Jardinier Vallier ou le Marin (1902-1906) avec Philosophe avec une gourde à la ceinture (1650-1675) de Luca Giordano fonctionne aussi parfaitement car elle montre comment le personnage est, dans les deux cas, traité comme une nature morte, sans affect, devant un fond neutre, sans artifice de perspective ou d’animation de la figure. D’autres rapprochements sont moins évidents, mais chacun, à sa manière, suscite la réflexion.

Les héritiers italiens

Pour Alain Tapié, Cézanne est un jalon dans la peinture italienne. Car des artistes transalpins du XXe siècle se sont inspirés de lui pour retrouver un classicisme que bousculaient les avant-gardes. La dernière partie de l’exposition leur est consacrée. Elle présente notamment Giorgio Morandi (1890-1964), redevable à l’Aixois tant pour ses paysages et ses nus que pour ses natures mortes, et Mario Sironi (1885-1921), auteur de deux magnifiques œuvres, Portrait du frère Ettore (vers 1910) et Autoportrait (1909), dans la droite ligne de la leçon cézannienne.

L’un des atouts de l’exposition est d’être construite à partir d’une trentaine d’œuvres peu montrées de Cézanne, provenant de collections particulières ou de lointains musées. Au plaisir de les voir s’ajoute la possibilité de jeter à travers elles un regard neuf sur le travail du maître. L’occasion pour le visiteur de réviser son jugement : Cézanne n’était pas un impressionniste et il ne travaillait pas selon une « formule » que Gauguin avait le tort de chercher chez lui. S’inscrivant profondément dans la tradition, il cherchait humblement, avec constance, à parvenir à l’essence de la peinture.

Cézanne et les maîtres. Rêve d’Italie,
jusqu’au 5 juillet, Musée Marmottan-Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°541 du 13 mars 2020, avec le titre suivant : L’Italie au cœur de la leçon Cézannienne

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