Le travail de l’artiste israélien s’inscrit dans une dualité entre présence d’objets et absence d’êtres humains. Ses décors sont tantôt abandonnés, tantôt une invitation à y entrer pour retrouver la trace du peintre.
Saint-Paul-de-Vence. Pénétrer dans l’œuvre de Ra’anan Levy n’a rien de rassurant. Les titres de ses toiles, Précipice, Éclat ou encore Nulle Part résument la sensation que dégage cet univers déstabilisé et déstabilisant, traversé par des lignes diagonales, où les plans des tableaux semblent se déverser vers le visiteur. Est-ce pour cette raison que ces lieux laissés à l’abandon ne gardent aucune trace de leurs occupants ? Tout laisse à penser que ce monde est un monde d’après, sans que l’on sache après quoi.
Dans des pièces délabrées, vidées de tout mobilier, un ballet qui se joue entre les miroirs et les portes donne lieu à une confusion entre la réalité et son reflet, à l’incertitude quant à leurs statuts respectifs. Cette perte de tout repère spatial est d’autant plus importante que chez Ra’anan Levy le miroir, mais aussi bien la porte sont utilisés à contre-emploi. Le miroir s’émancipe : de simple surface réfléchissante, il devient un acteur actif et structurant – et surtout déstructurant – de la composition, un acteur qui enfreint les lois contraignantes de la ressemblance et qui n’en fait qu’à sa tête. Brisés, déformés, recouverts de poussière et de toiles d’araignée, les miroirs entament des dialogues muets.
Les portes, elles, n’ont plus leur rôle habituel, articuler l’espace, ouvrir un accès ou indiquer un passage. Manifestement, elles ignorent le célèbre titre d’Alfred de Musset Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Entrouvertes, isolées, parfois même sorties de leurs gonds et posées contre le mur, elles forment le décor étrange d’une pièce absurde, où les personnages humains sont absents.
Absence d’autant plus pesante quand l’on découvre les autres travaux de Ra’anan avec « des pièces jonchées de livres ou des tables entièrement recouvertes du matériel du peintre ; pots ou chiffons, quand il ne s’agit pas de véritables entassements de tissus »,écrit Hervé Lancelin, commissaire de l’exposition. Des ateliers éphémères squattés par Ra’anan ? Quoi qu’il en soit, la « cuisine picturale » s’y fait sans la présence de l’artiste. Des pots de couleur forment des palettes éclatantes, des plis et replis formés de chiffons froissés se métamorphosent en une version moderne de draperie académique (Polychrome, 2019, voir ill.). Parfois, le hasard intervient : une coulée de jaune magnifique s’étale sur la surface (Accident volontaire, 2016). En dernière instance, c’est la peinture qui se met en scène elle-même. Ailleurs, plus inquiétants, des tas de livres usés, abîmés, répandus sur le sol d’un grenier. Une œuvre baptisée Nuées d’histoires (2018-2019) évoque inévitablement des autodafés funestes.
Puis, le « scénographe », l’artiste en personne fait son apparition ; ses autoportraits restent les seules figures humaines dans ce parcours. Des faces crispées ou grimaçantes, qui n’échappent pas toujours au pathos. Des autoportraits entre des miroirs, images au second degré, reflets accueillis et filtrés par un autre miroir qui fait face au premier. Indiscutablement, « L’épreuve du miroir », titre de la manifestation, n’a rien d’usurpé.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°540 du 28 février 2020, avec le titre suivant : Les reflets de la peinture de Ra’anan Levy