Avec l’exposition « Lumières du Nord » à découvrir jusqu’au 25 mai, la Fondation Beyeler met le cap sur la Scandinavie et le Canada, leurs étendues immaculées et leur forêt boréale. Cette dernière a inspiré beaucoup d’artistes nordiques entre 1888 et 1937, tels que Hilma af Klint ou Edvard Munch. Tour d’horizon.

En Scandinavie et au Canada, le paysage, et tout particulièrement la forêt boréale (ou taïga), a joué un rôle majeur dans l’émergence de la peinture moderne. La plus grande forêt primaire de la planète offre en effet des sites aussi spectaculaires qu’inhospitaliers. Le climat extrême et les innombrables conifères et bouleaux, au milieu desquels il est aisé de se perdre, composent un univers où l’homme est insignifiant, et en danger. Ce motif, qui sied si bien aux notions de grandiose et de sublime alors dans l’air du temps, à la fin du XIXe siècle, a fasciné les peintres nordiques qui l’ont abondamment représenté en accentuant encore l’immensité aride de la taïga par leur cadrage. De nombreux tableaux adoptent ainsi un format panoramique, comme s’ils avaient été capturés par l’œil d’un oiseau ou d’un drone, à l’image du paysage enneigé de la Finlandaise Helmi Biese (1867-1933). Ces compositions vertigineuses et immersives, servies par une perspective aérienne, permettent à celui qui les regarde de vibrer en faisant, en toute sécurité, l’expérience de ces contrées et en méditant sur sa fragilité face à la nature.
Les paysages peints entre 1888 et 1930 ont comme dénominateur commun de montrer une nature vierge. Une terra incognita qui fait fantasmer, mais qui relève du cliché romantique de la nature sauvage et intacte en opposition à la civilisation industrielle et décadente. Bien que les conditions de vie y soient éprouvantes en raison du froid polaire, ces territoires sont dès le XIXe siècle largement exploités par l’homme. À commencer par la forêt qui est souvent la première ressource financière de ces pays qui développent une intense sylviculture de conifères et de bouleaux. Edvard Munch (1863-1944) est l’un des rares artistes de son temps à signifier la présence et l’action de l’homme dans ces paysages a priori immuables. De manière subtile, par le simple biais du panache de fumée d’un train, symbole de la modernité par excellence, le peintre norvégien évoque l’industrialisation de son pays. Ses couleurs audacieuses, ses formes antinaturalistes et sa touche vigoureuse renforcent encore la modernité du sujet.
Au tournant du siècle et dans le sillage de la Première Guerre mondiale se joue un retentissant big bang géopolitique. Une soif d’autodétermination et d’indépendance irrigue alors la Scandinavie. La formation de nouveaux États-nations s’accompagne systématiquement d’une quête d’identité nationale qui se traduit ardemment dans la sphère culturelle. Dans la littérature évidemment, avec la redécouverte des sagas nordiques, mais aussi en peinture où des artistes mettent en image des mythes locaux et des sites emblématiques de leurs patries. Tous les Finlandais connaissent ainsi les images captivantes d’Akseli Gallen-Kallela (1865-1931) qui sont considérées comme des symboles de l’âme nationale. Il fait même figure de héros local puisqu’il a bravé les éléments pour saisir des paysages à couper le souffle. L’artiste qui s’était installé dans une contrée très reculée pour immortaliser des sites préservés skiait sur plusieurs dizaines de kilomètres pour trouver le lieu idéal où planter son chevalet.
La forêt boréale a beaucoup inspiré les artistes. Non seulement c’est d’un thème à la mode mais elle renferme aussi des motifs forts leur permettant de faire montre de l’étendue de leur talent. Les peintres rivalisent ainsi pour capturer les éléments naturels, à commencer par l’eau omniprésente sous la forme de lacs et de fjords poétiques. Il en est de même pour les phénomènes météorologiques caractéristiques comme la neige. La poudreuse est de fait le motif septentrional par excellence puisqu’elle redessine totalement le paysage d’octobre à avril. Elle est particulièrement prisée des artistes car elle est hautement symbolique. Elle constitue également un tour de force plastique : réussir à rendre fidèlement sa couleur sa texture et les jeux de lumière sur sa surface est une gageure. Les artistes académiques comme d’avant-garde ont tenté de relever ce défi chacun avec ses moyens plastiques, à l’instar du Suédois Gustaf Fjæstad (1868-1948) qui recourt ici au pointillisme.
La lumière si singulière que l’on trouve dans les différents pays du Nord joue évidemment un rôle crucial dans la fascination qu’exercent ces paysages, hier comme aujourd’hui. Les pays septentrionaux connaissent en effet des phénomènes sans équivalent et totalement déroutants, comme ces jours d’été où le soleil ne se couche jamais et où il subsiste une étrange clarté même en pleine nuit. Mais plus encore les fameuses aurores boréales aux accents mystiques qui strient le ciel de teintes vives et évanescentes. Ce phénomène naturel est un motif en or pour les artistes – comme le Canadien Tom Thomson (1877-1917) –, car il leur permet d’expérimenter des couleurs éblouissantes, des variations de lumière incomparables et des motifs enchanteurs. L’étude de ces effets presque surnaturels a constitué un laboratoire optique formidable pour le travail sur la lumière et la dissolution progressive de la forme. Ce thème, moderne par essence, a logiquement été propice aux expérimentations plastiques et intellectuelles sur l’abstraction.
Spectaculaire par sa démesure, la nature nordique fascine également par sa force symbolique. À partir de la fin du XIXe siècle, les artistes s’affranchissent de la conception strictement mimétique du paysage pour explorer d’autres voies et notamment l’évocation d’un paysage intérieur marqué par une forte dimension psychologique. Représenter un site naturel peut ainsi être le prétexte à la matérialisation d’états d’âme et d’angoisses. La mélancolie, émotion très présente au tournant du siècle, infuse ainsi dans nombre de tableaux représentant des lieux réels ou imaginaires, comme dans cette œuvre du peintre norvégien Harald Sohlberg (1869-1935). Dans ces œuvres, l’arbre est souvent bien plus qu’un motif, il devient un personnage en soi, presque un alter ego de l’artiste. Il faut dire qu’il tient une place à part dans les mythes nordiques qui connaissent alors un puissant revival. À commencer par Yggdrasil, le pilier du monde et source de toute vie dans les sagas nordiques. Le format portrait utilisé dans certaines vues d’arbres souligne encore cette vision anthropomorphique.
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Les paysages du cercle polaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°783 du 1 mars 2025, avec le titre suivant : Les paysages du cercle polaire