Art contemporain

Les monochromes figuratifs de Djamel Tatah

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 7 février 2018 - 796 mots

La collection Lambert confronte des œuvres des peintres américains de la seconde partie du XXe siècle avec celles du peintre minimaliste. Un dialogue entre plénitude et vacuité.

Avignon. Sur les trois niveaux de la Fondation Lambert des toiles défilent. Brice Marden, Robert Barry, Barnett Newman, Robert Ryman (un peu trop nombreux), Richard Serra… des monochromes tantôt immenses, tantôt plus modestes. Mais les étages de la Fondation recellent d’autres toiles, celles de Djamel Tatah, magnifiques et silencieuses, qui mettent en scène des personnages sur des fonds unifiés, uniformes, des zones chromatiques nettement découpées et cadencées, le plus souvent gris métallique, orange ou vert. Monochromes à la figure isolée ou no man’s land pictural ?

Tout est dit. La confrontation ou plutôt le dialogue proposé par la Fondation Lambert entre Tatah et les peintres américains de la seconde partie du XXe siècle fait peu de cas de la distinction entre peinture figurative et abstraite. Certes, l’idée n’est pas neuve ; depuis longtemps les historiens d’art ne considèrent plus ces deux systèmes de représentation comme des frères ennemis. C’est toutefois le naturel avec lequel les œuvres de Tatah et celles de ses pairs semblent se répondre, voire s’enchaîner, qui force le spectateur à poser un regard différent sur les travaux de l’artiste français.

Grâce à ce vis-à-vis, on remarque que malgré l’importance des figures humaines dans ses toiles, l’effet visuel exceptionnel est dû au moins autant à leur articulation avec la surface. Ce sont les exigences de la surface qui s’imposent ici, entraînant une absence de relief et de profondeur illusionniste, autrement dit, introduisant une sensation d’irréalité. Ainsi, contaminés par un « défaut » commun, celui d’une présence affichée mais éloignée, les acteurs de Tatah semblent comme en retrait, dans un ailleurs.

Pourtant, nulle déformation ou distorsion apparente ne vient perturber l’apparence fidèle de ces images troublantes. Les formes, simplifiées et stylisées, d’une grande précision géométrique, sont recouvertes d’une mince couche de couleur. Pour autant, sans que la ressemblance soit altérée, le réel est dématérialisé. La matière est absente, la texture reste allusive, les corps en apesanteur, comme suspendus hors du temps et de l’espace. Les hommes et les femmes choisis par l’artiste semblent issus d’un photomontage, d’un collage de type discret, sans épaisseur, dont les « coutures », de fines lignes blanches, sont à peine visibles. Pas vraiment mécaniques, ces figures « montées » ne sont pas davantage « naturelles ».

Un vide palpable

Les figures isolées, séparées par de larges espacements, vidées de toute expressivité, sont étrangères les unes aux autres et coexistent sans lien. Ce sentiment reste invariable même quand l’artiste introduit un nombre important d’« acteurs » dans ses œuvres. Ainsi, la splendide toile monumentale (Sans titre, 2017), deux rangées serrées de figures dans des postures presque identiques composent une chaîne qui tourne sans but déterminé. Les corps de profil, penchés en arrière, paraissent mous, lymphatiques ; l’ensemble forme une procession taciturne ou un cortège funèbre, lent, pratiquement immobile. La répétition d’un même personnage, conférant un rythme lancinant à cette étrange cérémonie, est un procédé récurrent chez le peintre. Tout se passe comme si Tatah – même si ses modèles sont souvent des proches – rejetait la notion de singularité. Figées, ces personnes anonymes, qui nous regardent sans nous voir, résistent à toute investigation psychologique. Malgré leur proximité, elles semblent absentes, inaccessibles. « L’image projetée n’a pas de sensation, c’est moi qui la mets quand je peins. Elles ont ma sensation, pas la leur », affirme l’artiste.

Le vide qui se dégage de toutes les toiles de Tatah à la Fondation Lambert se prête à une comparaison avec les surfaces rayonnantes des artistes américains. Comparaison qui révèle une différence essentielle, entre plénitude et vacuité. Avec les toiles abstraites – on aimerait y voir également un Rothko – les plages de couleur sont la matière visuelle, le sujet même d’une peinture qui s’adresse directement au spectateur. Celles de Tatah forment des écrans isolants et infranchissables dans lesquels les personnages sont emprisonnés.

Ce vide ou cette vacuité sont encore plus présents dans les dessins et les estampes où le blanc de la feuille remonte par les interstices et remplit les corps et les visages diaphanes (Sans titre, 2016). Ailleurs, les têtes posées sur un fond noir sont dotées de faces tels des masques laiteux, blafards. On est tenté de les rapprocher du « visage » de saint Dominique, exécuté sur le tard pour la chapelle de Vence par Matisse, exposé ici. Visage qui ne se résume qu’à un ovale posé sur les panneaux de céramique d’un blanc immaculé. Toutefois, avec cette image du saint, l’ouverture qui traverse le visage ne traduit pas la perte ou l’absence, mais plutôt la spiritualité, la transcendance. Rien de cela chez Tatah. Ses personnages, graves et dignes, marchent sur terre. De nos jours, écrit l’artiste américain Philip Pearlstein, les portraits ne se font pas au ciel.

INFORMATIONS

Djamel Tatah,

jusqu’au 20 mai, Fondation Lambert, 5 rue Violette, 84000 Avignon.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°494 du 2 février 2018, avec le titre suivant : Les monochromes figuratifs de Djamel Tatah

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