Les mondes souterrains ont toujours fasciné les hommes, provoquant le plus souvent de l’effroi et parfois de l’émerveillement. Les artistes ne pouvaient que s’emparer du sujet, comme le montre cette exposition au Louvre-Lens.
Que se passe-t-il sous la surface de la terre ? À quoi ressemblent les abysses ? Sont-ils habités ? Si oui par quelles créatures ? Toutes ces questions intriguent l’homme depuis la Préhistoire, suscitant autant de rêveries que d’inquiétudes. Pour apaiser ces interrogations, les sociétés ont constamment produit des récits religieux, philosophiques et mythologiques comblant ces gouffres insondables. Les artistes ont quant à eux inventé des géographies fantaisistes offrant souvent la vision d’un monde inversé. Le peintre britannique John Melhuish Strudwick compose ainsi un univers découpé en trois registres symboliques : les cieux, la terre et le souterrain. Le destin des mortels y apparaît indissociable de l’action des Moires, ces puissances mythologiques gréco-romaines tissant le fil de la vie dans l’inframonde. Les trois vieilles femmes garantissent l’ordre de l’univers et semblent se confondre avec les forces telluriques, puisque leurs vêtements fusionnent avec la caverne qui les abrite.
Au moins depuis l’Égypte antique, le monde souterrain est universellement assimilé au royaume des morts. Cette relation s’explique par le fait que dans la plupart des civilisations, les morts sont rendus à la terre dans des tombes directement excavées dans le sol ou creusées dans la roche ; voire dans le cadre des catacombes, dans une véritable cité mortuaire aménagée sous la ville et fréquentée par les vivants. Cet investissement physique autant que symbolique du sous-sol a frappé les esprits et nourri l’inconscient collectif. La mythologie grecque décrit ainsi très précisément ce royaume mystérieux et sa géographie imaginaire. Au VIIIe siècle av. J.-C., Hésiode donne vie à cet univers hostile dans lequel les défunts doivent braver mille périls pour sortir du terrible Tartare et accéder aux Champs-Élysées. Ses descriptions et les nombreux récits légendaires racontant les épreuves affrontées par les mortels ayant bravé l’interdit de descendre dans ces abysses, ont alimenté une iconographie séminale.
« Laissez toute espérance, vous qui entrez. » Les mots de Dante décrivant dans La Divine Comédie (1303-1321) l’organisation de l’enfer en cercles concentriques situés dans les profondeurs ont durablement marqué les imaginaires. Les entrailles de la terre ont depuis lors été étroitement associées à un lieu de supplice peuplé de criminels et de condamnés. Les tréfonds incarnant en effet l’endroit idéal où bannir ce que la société ne veut tolérer en son sein. Les anfractuosités naturelles se muent ainsi en geôles et en oubliettes. Des architectures imaginaires prennent également vie dans ce monde terrifiant ; à l’image des fameuses Prisons de Piranèse. Ses gravures évoquent ces lieux de châtiments et préfigurent l’inquiétante école du libertinage de Sade. Le marquis situe en effet son temple des sévices dans un cachot voûté auquel on accède en descendant 300 marches. Le romantisme noir amplifiera encore cette association entre cauchemar, souffrance et prison souterraine ; tout comme le cinéma par la suite.
Depuis des temps immémoriaux, l’univers souterrain terrifie autant qu’il fascine. Inaccessible et partiellement visible, ce monde opaque et secret aiguise l’imaginaire pour devenir le siège des pires cauchemars autant que des rêveries utopiques. Très tôt l’homme fantasme ainsi l’idée de vivre sous terre pour se protéger, mais aussi pour travailler, et même se déplacer plus facilement qu’en surface. Plusieurs siècles avant l’invention du métro, les hommes creusaient en effet déjà des tunnels afin de fluidifier le trafic. La fameuse grotte de Pausilippe a ainsi été excavée dans le tuf par les Romains sous le règne d’Auguste pour relier Naples à Pouzzoles. Longue de 700 mètres et haute de cinq, elle hébergerait de plus le tombeau présumé de Virgile ; ce qui renforce encore la fascination qu’elle a exercée sur les écrivains et les artistes aux XVIIIe et XIXe siècles. Hubert Robert, amoureux des ruines et des sites saisissants, l’a représentée à plusieurs reprises, en magnifiant son magnétisme clair-obscur.
Lieu inquiétant, les souterrains incarnent aussi, depuis la nuit des temps, tout le contraire. Les grottes symbolisent ainsi paradoxalement un espace féerique et mystique dans l’imaginaire des civilisations successives. Pour les premiers hommes, elles sont synonymes de refuge et de lieu où s’expriment les forces spirituelles. C’est pour cela qu’elles ont été le théâtre des premières œuvres d’art sous la forme de peinture pariétale. Dans la mythologie gréco-romaine, la grotte est en revanche le lieu enchanteur par excellence puisqu’il abrite jalousement les amours divins et constitue le cadre de vie des nymphes et plus largement des divinités bienveillantes. Enfin, dans la tradition chrétienne, la grotte matérialise un espace de solitude et de quiétude propice à la méditation et à la révélation divine, notamment les apparitions de la Vierge qui se produisent fréquemment dans ce cadre. Les ermites se réfugient ainsi dans ces cavités pour prier loin des tumultes du monde et connaître l’extase.
Impossible d’imaginer une exposition sur un tel sujet dans le Pas-de-Calais sans convoquer le mineur, figure indissociable de la culture nordique. L’exploitation intensive des mines de charbon aux XIXe et XXe siècles a en effet façonné le paysage autant que l’identité de la région. Les « gueules noires », acteurs clés de la révolution industrielle, sont rapidement devenus des protagonistes de la mythologie moderne, en raison de leur force physique et leur courage. Ces travailleurs souterrains devaient en effet descendre à plusieurs centaines de mètres dans des conditions extrêmes pour extraire le précieux minerai et braver de multiples dangers tels que les éboulements, les fuites d’eau et les redoutables coups de grisou. Ces héros contemporains ont abondamment inspiré les artistes, d’avant-garde comme académiques. Écrivains, peintres, photographes ou sculpteurs ont représenté le mineur tantôt en martyr se sacrifiant pour l’intérêt commun, tantôt en valeureux conquérant armé de sa hache et de sa lampe.
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Les imaginaires du sous-sol
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Les imaginaires du sous-sol