Art ancien

Les fastes de l’art gothique anglais

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 936 mots

Anéantie par la guerre de Cent ans, ensanglantée dès 1453 par la guerre des Deux-Roses – rose rouge des Lancastre contre rose blanche des York –, l’Angleterre est, au XVe siècle, en proie à une guerre civile permanente empêchant toute création artistique.

Pacifiée avec l’avènement des Tudor en 1485, elle pouvait alors s’ouvrir à la modernité et, grâce à un nouvel essor du mécénat, accueillir les formes d’avant-garde de la création. L’affaire était entendue...

Richard Marks, professeur d’histoire de l’art à l’université de York et commissaire invité de l’exposition du Victoria and Albert Museum, propose une relecture de l’histoire de l’art médiéval tardif anglais, en s’appuyant sur un panorama de trois cents pièces, mêlant chefs-d’œuvre et objets ordinaires, produits entre 1400 et 1547. Cette chronologie ne manquera pas d’étonner les médiévistes. Partant de l’avènement d’Henri IV (1399-1413), le premier Lancastre, l’exposition s’achève en plein XVIe siècle avec la disparition d’Henri VIII (1509-1547), deuxième roi de la dynastie des Tudor, dont le magnifique portrait, peint d’après le décor réalisé par Hans Holbein le Jeune au palais de Whitehall, clôt l’exposition. Debout, face au spectateur qu’il fixe d’un regard autoritaire, le monarque incarne l’image de la monarchie absolue. Contemporain de François Ier et Charles Quint, ce roi aux six épouses – dont deux furent décapitées – précipita le royaume dans le schisme avec Rome pour une sombre histoire de jupons : la passion d’une maîtresse (Anne Boleyn), un divorce refusé par le pape et la promulgation de l’Acte de suprématie (1534), qui fait du roi le chef de l’église d’Angleterre. Suivra une période d’incertitudes marquée par la fermeture et le pillage des monastères, sans toutefois qu’Henri VIII n’adopte clairement les thèses calvinistes.

Ce sera chose faite sous le règne de son fils et successeur, Edouard VI, qui plonge l’île dans la Réforme et l’iconoclasme. Richard Marks place ici sa rupture avec le Moyen Âge : son exposition ne permettra pas au visiteur de le vérifier grâce aux objets, le parcours thématique brouillant habilement la piste de l’évolution stylistique...
Dès les premières salles, consacrées au mécénat royal, les œuvres révèlent l’extraordinaire diversité des productions, malgré des pertes considérables, notamment en matière d’orfèvrerie, qui rendent insignes des pièces telles que la couronne de Margaret d’York (vers 1461-1474) ou encore le précieux reliquaire du Saint Esprit (vers 1390-1410), prêt exceptionnel du musée du Louvre. Offert par la reine Jeanne de Navarre à son fils Jean, duc de Bretagne, vers 1412, ce « tableau » de la Trinité, orné de statuettes émaillées sur ronde bosse d’or, de perles et de cabochons de pierres précieuses simplement polies, n’est toutefois pas attribué avec certitude à un atelier anglais...

La coupe en cristal de roche à couvercle orfévré d’Henri VIII dessinée par Holbein le Jeune, seule rescapée de la vaisselle royale, n’a en revanche pas fait le voyage depuis Munich.

Si l’art du portrait connaîtra une fortune nouvelle avec la Réforme, les premiers Tudor attirent déjà à leur cour de fameux portraitistes étrangers. Ainsi le Florentin Pietro Torrigiano réalisera les tombeaux royaux de Westminster et le buste posthume en terre cuite d’Henri VII (vers 1509-1511), dans une veine humaniste. Henri VIII lui préférera un Germanique : en 1536, Hans Holbein entre au service du souverain. Il exécutera pour la cour une importante série de portraits (délicate miniature d’Anne de Clèves, brève épouse royale, insérée dans une fleur d’ivoire). Multipliant les commandes dispendieuses, ces mêmes Tudor n’ont pas négligé l’architecture, laissant leur empreinte dans les pierres des châteaux de Windsor et de Whitehall, d’Hampton Court ou Nonsuch (le Chambord britannique), mais aussi à l’abbaye de Westminster, dotée par Henri VII d’une chapelle où le decorated style trouve un point d’aboutissement, la prolifération plastique des nervures et sculptures tempérant les rigoureuses articulations du « style perpendiculaire ».

Malgré la permanence des conflits, la noblesse anglaise compta dans ses rangs de prestigieux mécènes, comme les comtes de Warwick, ou encore le duc de Bedford, régent de France à partir de 1422. Bibliophile éclairé, il racheta les huit cent quarante-trois volumes de la librairie des rois de France, et commanda de nombreux manuscrits aux ateliers parisiens et anglais (psautier, 1414-1422 ; bréviaire de Salisbury, 1424).

Les XVe et XVIe siècles furent également ceux de l’essor d’une classe marchande urbaine qui, forte de son aisance matérielle, pouvait importer depuis le comptoir de Calais tapisseries, portraits et œuvres de dévotion commandées aux meilleurs artistes. Ainsi le marchand londonien Paul Whitypool fit exécuter son retable de dévotion privée par le Vénitien Andrea Solario (1514). Ce type d’œuvre était à la mode : le Gallois John Donne commanda un triptyque à Hans Memling lors d’une ambassade à Bruges (1478). 
L’Église connaît alors les derniers feux de sa splendeur, le territoire se couvrant d’édifices paroissiaux d’une grande simplicité, où domine le décor sur bois, à l’iconographie parfois naïve. À partir de fragments lapidaires, l’exposition propose quelques belles restitutions qui rendent patente l’ampleur des destructions liées au vandalisme anglican. Elles annoncent également la suite de l’histoire. Sur le panneau de chancel en bois provenant du prieuré de Binham, la figure du Christ disparaît derrière les caractères gothiques des inscriptions tirées de la Grande Bible de Cranmer. L’image s’efface derrière le texte. L’Angleterre, foyer artistique ouvert aux échanges, sensible aux ornements à l’antique et à l’illusionnisme flamand sur fond de culture gothique, se ferme pour quelques années. En pleine Renaissance, l’art anglais, débarrassé de toute iconographie religieuse et de tout lien avec le foyer italien, doit alors trouver une voie autonome.

« Gothic, Art for England, 1400-1547 », LONDRES, V & Albert Museum, Cromwell Road, South Kensington, tél. 00 44 20 7942 2000, jusqu’au 18 janvier.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Les fastes de l’art gothique anglais

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