Image emblématique d’un Empereur déchu et du crépuscule d’un homme, la sculpture de Vincenzo Vela est un chef-d’œuvre vériste, véritable photographie de marbre conçue un demi-siècle après la mort de Napoléon.
On connaît l’histoire, la grande. Napoléon vient d’échouer à reconquérir l’Europe après sa réclusion sur l’île d’Elbe. Cent jours qui furent comme un dernier crépitement, un ultime sursaut – d’orgueil, de courage et de folie. Mais Waterloo vient sceller la défaite et, avec, la fin d’un Empereur qui, contraint à l’exil, s’en remet à l’Angleterre, le « plus constant de ses ennemis ». Le 16 octobre 1815, le trois-mâts Northumberland confie un ennemi de choix à Sainte-Hélène, un caillou volcanique perdu dans l’Atlantique Sud, à quelque 1 900 kilomètres de la Namibie. Autant dire au milieu de nulle part.
Là, entouré de rares fidèles, Napoléon dicte ses mémoires à Las Cases, apprend l’anglais, se souvient, lit. L’habitation de Longwood est austère, les vexations fréquentes : on a beau avoir soumis l’Europe entière, on est bien peu de chose le soir venu, quand il est question de nourriture, de santé et de première nécessité, d’autant que Napoléon souffre sans doute d’un cancer de l’estomac, qui l’emporte le 5 mai 1821, à 17 h 49.
En 1866, soit quarante-cinq ans après sa mort, le Suisse-Italien Vincenzo Vela sculpte de Napoléon une effigie singulière, loin des représentations hagiographiques ou autocratiques, qu’il expose à l’Exposition universelle de 1867. L’Empereur abdicataire apparaît démuni, fragile, happé par des pensées contrariées et des regrets souverains, presque à nu. Par ce portrait naturaliste de Napoléon, Vela, qui fut proche de Cavour et de Garibaldi, médite également sur la destinée des grands hommes à l’heure de l’Italie unifiée. Présentée dans l’étourdissante exposition qui se prépare à la Grande Halle de la Villette, cette image splendide, à taille réelle, fut acquise par Napoléon III avant d’être disposée à Versailles tandis que le fondeur Barbedienne en édita des réductions en bronze, de quatre grandeurs différentes. De l’aura démultipliée d’une œuvre poignante…
La tête est puissante, presque trop. À l’heure de la maladie, quand le mal entame les chairs et altère l’expression, le visage trahit ici encore une détermination, et une superbe. Sous ce crâne que ne strient ni les veines ni les rides et que balaie une légère mèche de cheveux, conforme à certains portraits de l’Empereur, passent assurément des pensées, de nombreuses et tenaces pensées. Le regard est absorbé par quelque souvenir ou, semble dire la bouche flanquée de deux ombres saillantes, par quelque amertume – vision de la perte ou vision de la mort. Mais quelque chose se joue encore, comme si le visage, affûté, n’était pas affecté par l’imminence de la mort, ni par la réalité physique rapportée par les commentateurs d’alors, à savoir l’obésité d’un homme reclus et finissant. Sculpteur naturaliste, Vela semble ici faire une légère concession au néoclassicisme d’un Canova et, selon Paul Mantz, une entorse à la ressemblance qui « est nulle », car « l’expression, soigneusement cherchée, dépasse la mesure et aboutit au mélodrame ».
Entre les mains de son médecin François Antommarchi, qui prélèvera son fameux masque mortuaire, Napoléon affronte depuis sa demeure de Longwood la solitude et la maladie, vraisemblablement atteint d’un cancer de l’estomac qui, privilège des grands hommes, donne encore lieu à une glose abondante. Mais comment dire la maladie ? Comme représenter la défection de la santé qui, parfois invisible, souvent ténue, passerait presque inaperçue ? Remarquablement, Vincenzo Vela choisit de simplement entrouvrir la modeste chemise de Napoléon, émouvante car indifférente aux parures fastueuses destinées à asseoir hier sa puissance. Débraillé, offert à un regard qui se découvre soudainement indiscret, ce morceau de chair vulnérable semble trahir à lui seul la maladie, la fièvre et, sans doute, l’humide chaleur de Sainte-Hélène, celle qui accable et qui étouffe. Cette chemise entrouverte devient la savante métonymie de l’irrespirable, à l’heure où l’air est rare et vicié…
Ernest Chesneau, qui observa assisûment la sculpture lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1867, remarque immédiatement « les tours de force du praticien, qui a eu la patience de sculpter en trompe-l’œil une couverture de laine jetée sur les genoux de l’Empereur mourant, et les dentelles qui tombent sur sa poitrine et ses mains ». Cette épaisse étoffe, éminemment vériste, est d’une virtuosité inouïe : la science du drapé le dispute à celle des volumes, tandis que l’on aperçoit une portion délicatement ouvragée du siège, seul indice de la puissance ancienne et du rang perdu du personnage. Gravant dans le marbre cette fragilité, Vincenzo Vela semble réfléchir au sort qui guette les grands hommes qui, bien qu’ils fussent grands, n’en demeurent pas moins des hommes, poignants quoique intraitables, mortels quoique éternels. Quelques années après l’unification de la péninsule transalpine, ces deniers jours de Napoléon ne sont-ils pas une réflexion déguisée sur les premiers jours de l’Italie et, plus généralement, sur l’avenir de l’Europe ?
Napoléon aura tout eu, et tout perdu. Napoléon est l’homme contrasté des conquêtes – féminines, martiales, démocratiques – et des oppressions – autocratisme et esclavagisme. Tandis que sa main droite repose, alanguie et éprouvée par l’habitude, comme si elle fût sur un trône, sa main gauche, crispée, n’est plus qu’un poing douloureux, ou fulminant. Posée sur une carte dépliée de l’Europe, dont on devine les plis et froissements, cette main suffit à exprimer l’intolérable souffrance de la perte – non pas la perte prochaine de la vie mais celle, lointaine, du pouvoir et de la suprématie. La main va avec le regard : c’est elle qui éclaire sur la nature des souvenirs et des meurtrissures qui semblent traverser celui-ci. Car tel est le vrai exil : être loin de soi, de celui que l’on fut ou que l’on eût été si…, quand le passé et le conditionnel se rejoignent inlassablement. La mort va venir, certes, mais cette main sur la carte le dit : la vraie abdication a déjà eu lieu.
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Les derniers jours de Napoléon Ier à Sainte-Hélène de Vincenzo Vela
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : Les Derniers Jours de Napoléon Ier à Sainte-Hélène de Vincenzo Vela