Le CNP, Centre national de la photographie, renouant avec sa vocation éponyme, propose de découvrir une photographe américaine de plus de quatre-vingts ans longtemps délaissée, même dans son propre pays pourtant fasciné par le médium. Cas inhabituel qui s’explique par la discrétion féminine et sa volonté de se tenir à distance du photojournalisme.
PARIS - Dans les années 1930, aux États-Unis, il n’est pas si rare qu’une femme soit photographe. Mais il est plus singulier que lorsqu’elle commence à photographier, en 1936, à vingt-trois ans, elle s’attache uniquement à sillonner les rues de Harlem, quartier des pauvres et des immigrés, quand sa glorieuse collègue Margaret Bourke-White, par exemple, court le monde pour le compte des grands magazines illustrés, lus par les bourgeois. D’autres, comme sa consœur Dorothea Lange, participent plus prosaïquement à l’aventure sociale FSA, qui met la photographie au service de la reconstruction de l’économie des campagnes, ou adhèrent à la Photo-League qui mène une action de critique sociale. Helen Levitt a choisi en quelque sorte une troisième voie, plus personnelle et intime ; elle reste dans le quartier pour y faire des images quasi insolites par leur volonté de montrer du presque rien, à la manière d’un Cartier-Bresson qu’elle a pu voir en 1935. Dire qu’il s’agit d’une voie poétique, teintée d’un léger Surréalisme, est encore insuffisant pour la caractériser. Bien qu’elle ait été brièvement assistante de Walker Evans, qu’elle ait un peu travaillé avec Buñuel et rencontré André Breton, elle ne s’inscrit dans aucun de ces courants qui permettent une carrière.
“Photographie lyrique”
La photographie de rue est une catégorie bien repérée dans l’histoire de la photographie américaine (le va-et-vient des passants, les vitrines, les enseignes), mais ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit. On est frappé, dans une exposition qui se déroule sur les neuf salles du CNP, par la constance de situation de la photographe : son univers quotidien est celui des trottoirs sans charme de Harlem, sans pittoresque exploitable, plus que de la rue elle-même, que l’on voit peu. Son Leica est constamment tourné vers les façades, vers les pas-de-porte, ces quelques marches qu’il faut gravir pour entrer dans l’immeuble, en pierre brune ou en brique, en poussant quelque matrone ou un chômeur alangui. On repère surtout l’omniprésence des enfants, de leurs jeux, de leurs sauts et virevoltes, de leurs regards et de leurs rires. Si bien que dans cette période de guerre qui épargne pourtant le sol américain (toutes ces photographies sont datées “vers 1940”), elle semble trouver l’antidote à la morosité dans la prise de possession, par les enfants, de l’espace urbain, du mouvement, de la communication maintenue, de l’espoir de jours meilleurs. Ce n’est ni le froid constat presque aléatoire des démarches d’adultes par un Evans, ni la saisie instantanée d’une action ou d’une attitude particulièrement révélatrices, mais effectivement de la “photographie lyrique” (le terme est de James Agee, à l’égard d’Helen Levitt), comme on dit de l’art lyrique, c’est-à-dire un motif constamment remis à l’épreuve, une subtilité déclinée sur tous les tons. Le petit film tourné en 1944-1945, avec la collaboration d’Agee, In the Street, confirme ce dévouement à la candeur, qui s’attache aussi à prendre au sérieux le langage de la rue, à chorégraphier ces danses involontaires jusqu’à en faire “une image de l’existence humaine”. À travers les jeux d’eau des bornes à incendie, les jets de farine, les déguisements de Carnaval ou d’Halloween, les disputes et les farces, c’est toute l’étrangeté d’une empathie de la rue, aujourd’hui bien perdue, qui transparaît : “les tensions et les tristesses des créatures habitant des espaces nus” (Agee).
Lors de son seul voyage à l’étranger, en 1941, Helen Levitt photographie Mexico, mais sans chercher à renouveler le Walker Evans de La Havane quelque dix ans plus tôt : ce n’est ni le pittoresque ni la vivacité de la rue qu’elle recherche, mais toujours ces corps dans l’espace nu, empreints d’une certaine tristesse. Sans doute cette qualité très particulière d’une démarche photographique marginale ne peut-elle se concrétiser que dans le décalage temporel : le spectateur comprend d’emblée que ce monde n’existe plus ; mais il peut supposer que les émotions demeurent, sous d’autres formes impalpables, appréhendées par d’autres photographes. Le travail en couleur, qu’Helen Levitt pratique depuis les années 1960, banalise à première vue le propos de la première période ; mais la même subtilité se loge peut-être dans le chromatisme doucereux que déjà on peut juger, lui aussi, avec nostalgie.
- HELEN LEVITT, jusqu’au 19 novembre, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris, tél. 01 53 76 12 31, tlj sauf mardi 12h-19h.
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Les candeurs de la rue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°134 du 12 octobre 2001, avec le titre suivant : Les candeurs de la rue