NANTES
Première exposition d’envergure en France à réunir l’œuvre des deux frères, la HAB Galerie rassemble plus d’une centaine de pièces de Till et Léopold Rabus. L’occasion de plonger dans l’univers corrosif de ces deux artistes suisses qui partagent un même désir de peindre.
Dans la famille Rabus, on est artiste de père en fils et de mère en fille, depuis plusieurs générations. Comme leurs parents, ce que partagent les frères Rabus, c’est un même amour de la peinture, du plaisir à travailler la matière, de l’ouvrage en train de se faire dans le temps long de l’atelier. « Ainsi, considère Léopold, je ne suis pas conceptuel dans le sens où, souvent, je peins laborieusement pendant un mois une toile que je trouve extrêmement décevante et, tout à coup, comme le disait Arasse, la toile se lève… Ce n’est pas le sujet mais la peinture en elle-même qui doit me convaincre ; c’est la forme qu’on donne aux choses, qu’on veut transmettre qui est le cœur du sujet. » Quant à Till, il réalise d’abord des installations ou des interventions en studio ou à l’extérieur, qu’il photographie. Cette phase expérimentale du travail, qui peut prendre beaucoup de temps, est essentielle et se découpe en plusieurs étapes : le sujet, la composition, le cadrage et la lumière. Puis vient ensuite la peinture. Pour Till, « la peinture, ce n’est que du plaisir ! C’est une pratique qui demande très peu de moyens et il y a un côté méditatif à passer autant de temps sur une toile. À la fin, il y a une satisfaction devant le travail accompli que je ne retrouve nulle part ailleurs. »
Léopold et Till, chacun à sa manière, partagent un même goût pour l’absurde, un sens du décalage et de l’humour grinçant. Quelque chose de subversif dans leur peinture critique, une liberté qui ne suit pas les sentiers battus. D’où cela leur vient-il ? De l’esprit du surréalisme, en partie sans doute, avec une dose d’ironie et de légèreté en plus. « Peut-être que le surréaliste qui nous a le plus marqués est Alphonse Allais, car notre père nous en lisait tous les soirs quand nous étions petits. L’artiste que je préfère dans ce mouvement est Marcel Duchamp et celui-ci ne se considérait pas comme faisant partie du groupe. Il prêchait pour la singularité de chaque artiste, avis que je partage », confie Léopold. Mais d’autres univers ont nourri les frères Rabus. Till évoque une adolescence à Neuchâtel marquée en musique par une « belle scène rock alternative ». Et lorsqu’il s’intéresse au cinéma, à la littérature et à l’art, il a envie d’y « retrouver ce côté un peu punk, provoc et marginal ». Ce qui lui plaît dans l’art contemporain, entre autres, ce sont des artistes comme Erwin Wurm, Peter Fischli et David Weiss ou Roman Signer, chez lesquels il apprécie le « mélange d’absurde, d’étrange, de drôlerie et de poésie ».
À l’origine toujours, l’attentive observation d’une réalité quotidienne, dans ce qu’elle a de plus trivial. Chez Léopold, on peut retrouver l’empreinte des paysages de la campagne environnante : un fermier, un jardin, des insectes, des poules, des vaches. Comme chez Till, qui ramasse des déchets ou observe des petites choses insignifiantes, lors de balades dans la nature ou au supermarché : un ballon dans un arbre pour signaler le lieu d’un anniversaire, des légumes dans des emballages plastiques, un automate à fleurs éclairé de nuit par des néons roses… L’un et l’autre captent ce réel éprouvé au travers d’une pratique qui témoigne d’une parfaite maîtrise des moyens techniques. Virtuoses de la peinture à l’huile sur toile, Till et Léopold partagent un souci du détail et un degré d’hyperréalisme qui doivent autant à l’absorption de l’art classique que de la modernité. Un réalisme qui toujours est décalé, manipulé, malmené, empli d’étrangetés irréalistes et fait de confrontations insolites dans des visions critiques qui bousculent notre appréhension du monde.
Chez les Rabus prédomine une même esthétique du télescopage. Leur peinture est le lieu de chocs visuels et temporels où ce que l’on voit du monde fusionne avec ce que l’on en sait. De manière non linéaire, s’y mêlent le réel et le fantasme, le vu et l’imaginé, le présent et le passé. Nourri d’une peinture européenne et chrétienne que l’artiste a longuement regardée, le travail de Léopold Rabus fait écho à une mémoire déjà là. Ses scènes de chasse sont des scènes de genre qui mêlent l’histoire de la peinture et la réalité vécue. Tout comme les personnages qu’il peint sont aussi bien des fermiers aperçus dans la campagne environnante que des saints ou des personnages bibliques. Quant à Till, il détourne des objets du quotidien dans des compositions ou des codes esthétiques issus du surréalisme autant que de la peinture flamande du XVIIe siècle ou de la peinture mythologique. Par ces télescopages, l’art des Rabus chemine de l’actuel à l’intemporel, de l’intime à l’archétypal.
Chez Till Rabus, les peintures érotiques prennent parfois pour support des photos de magazines érotiques ; elles sont parfois réalisées avec des sous-vêtements ou des interpénétrations d’objets, de fruits et de légumes et, parfois encore, elles s’inspirent de la peinture mythologique avec des figures de nymphes et de vénus. Ainsi, explique Till : « C’est à mon avis très difficile de réussir une peinture érotique sans tomber dans le kitch ou la vulgarité. J’ai essayé d’aborder le sujet de la sexualité avec un certain humour, un décalage, pour justement éviter cet écueil. Mais non sans sensualité ! » Quant à Léopold, s’il s’intéresse au nu comme thématique, c’est parce qu’il « regorge d’idées différentes, selon la personne qui le peint ou le regarde. L’histoire de la peinture est étroitement liée à cette envie de rendre un corps vivant ou mort, à le faire vivre une seconde fois. Il me semble que les peintres se sont toujours arrangés pour pouvoir glisser des femmes nues dans leurs compositions, les Sabines, la charité romaine, Suzanne et les vieillards, etc. Et cela surpasse le simple désir érotique. » Ainsi, pour l’artiste, le fantasme ce serait d’arriver à « insuffler suffisamment de beauté picturale dans les modèles ». Tout comme Boucher et Fragonard, qui « avaient cette grâce ».
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Léopold et Till Rabus au kaléidoscope
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Léopold et Till Rabus au kaléidoscope