Nombre d’artistes semblent hériter de Whistler. Il s’agit plus souvent d’une inspiration passagère que d’une adhésion à ce qu’il y avait de réellement révolutionnaire chez lui.
Rouen (Seine-Maritime). Les Français connaissent mal le peintre américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) dont le tableau le plus célèbre, Arrangement en gris et noir no 1 : Portrait de la mère de l’artiste (1871), est pourtant conservé au Musée d’Orsay. Il a longtemps vécu en France où il a été reconnu plus tôt que dans son pays d’adoption, la Grande-Bretagne, et c’est à Paris qu’il a enseigné entre 1898 et 1901, à l’Académie Carmen où étudiaient de nombreuses femmes. Cette exposition consacrée au « whistlérisme » convoque plusieurs de celles qui l’ont fréquenté.
« Le whistlérisme 1878-1914 » est le sujet de la thèse soutenue en 2020 par Laura Valette sous la direction de Pierre Wat. Elle est, conjointement avec Florence Calame-Levert, commissaire de l’exposition, mais, dans le catalogue, c’est Pierre Wat qui explique ce que c’est : non un mouvement ou une école mais « un héritage […] sous une forme plus propice aux effets d’appropriation et de reprise que de sacralisation ». Pour l’illustrer, l’exposition aurait pu rassembler des centaines d’artistes de 1875 à nos jours. Elle présente, entre autres, Mark Rothko, dont LightRed over Black (1957) clôt le parcours en écho à Rouge et noir : l’Éventail (1891-1896) de Whistler qui l’ouvrait. Dans son essai, Pierre Wat explique que Rothko a adopté « quelques-unes des caractéristiques de sa peinture – réduction de la palette, composition en registre, priorité accordée au tonalisme sur le chromatisme, recherche d’une beauté ascétique reposant sur une économie de moyens, sens musical de la variation colorée ».
L’accrochage est riche de 54 œuvres du maître. Y figurent, outre le portrait de sa mère, Symphonie en blanc, No 2 (La Petite Fille blanche ) [1864], Harmonie en couleur chair et rouge (vers 1869), Nocturne en gris et argent : le Quai de Chelsea (vers 1864-1868), Nocturne en noir et or : la Roue de feu (1875), ainsi qu’une belle collection d’estampes. Le reste des 188 numéros du corpus documentent le regard porté par le peintre sur Vélasquez et sur l’art japonais, présente ses cercles de sociabilité artistiques et mondains, son lien avec Stéphane Mallarmé dont il partageait ce trouble de la perception qu’est la synesthésie. Enfin, le Rothko précède un espace réunissant des paysages dans la brume et des nocturnes préfigurant l’abstraction. Le whistlérisme, y compris photographique avec la Photo-Secession américaine et le pictorialisme français, est présent partout.
Très vite, la présentation de certaines œuvres laisse perplexe. Dans l’espace consacré à ce que Whistler a retenu et transmis de Vélasquez, on trouve le beau portrait de Nicolas Le Roux (1884) signé Jean-Jacques Henner. Or celui-ci ne l’a pas attendu pour découvrir la peinture espagnole, d’autant qu’il était lié avec Manet (toutefois moins que ne l’était Whistler), l’un des peintres du XIXe siècle les plus marqués par les portraits de Vélasquez et Goya. On peut même penser qu’Arrangement en noir No 3 : Sir Henry Irving en Philippe II d’Espagne (1876) de Whistler tient moins de Vélasquez que de L’Acteur tragique : Rouvière dans le rôle d’Hamlet (1866) de Manet… Aussi, on s’interroge sur la définition très large de l’artiste whistlérien qui résulte des tableaux présentés. Prenons pour exemple Andrée Karpelès et sa Symphonie en blanc (1908). Cette orientaliste, peintre de l’Inde, s’est frottée, dans cet exercice « à la Whistler », à l’un des grands défis de son art : rendre la couleur qui n’en est pas une. Mais sa jeune modèle regarde effrontément le spectateur et laisse son vêtement tomber, découvrant un sein…
Lorsqu’on se rappelle que, pour Whistler, le sujet du tableau n’était pas important (son seul objet était de « fondre couleur et forme en parfaite harmonie », ce qui était révolutionnaire), on est troublé par les nombreux portraits de femmes assises de profil tel celui de Thadée Caroline Jacquet (1892) peint par son mari, Edmond Aman-Jean. Ils sont probablement inspirés de Whistler. Sont-ils whistlériens ? L’Américain était connu, souvent personnellement, de tout le milieu artistique européen grâce aux cercles qu’il fréquentait et aux opérations de communication dans lesquelles il était passé maître. Tout naturellement, les peintres de son temps se sont essayés à ses choix de composition ou de chromatisme sans pour autant s’approprier son art : ce sont essentiellement des œuvres de ce type qui sont présentées. À la fin du parcours, la présence de Rothko étonne. Pourtant, au vu de l’ensemble de leur œuvre, c’est bien chez lui, chez Eugène Carrière et chez les photographes pictorialistes que l’on reconnaît le véritable whistlérisme.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Le Whistlérisme, un malentendu ?