Art moderne - Art contemporain

Le sexe débonnaire de l’art

Premier "passage du siècle" par la sexualité au Centre Georges Pompidou

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1995 - 905 mots

L’exposition "Féminin-masculin, le sexe de l’art" réunit au Centre Pompidou près de cinq cents œuvres, depuis Courbet jusqu’à Kiki Smith. Un gigantesque cabinet d’amateur-voyeur, auquel les commissaires ont voulu imprimer un climat d’hédonisme et de gaité.

PARIS - Affranchi des soucis chronologique ou encyclopédique, le projet de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, commissaires de l’exposition, voulait éviter les pièges du féminisme archaïque, du pensum anthropologique, de la vulgate psychanalytique, de la vulgarité et de la pornographie. L’opposition Duchamp Picasso architecturait une grande partie des choix jusqu’à la période la plus contemporaine où, d’après les commissaires eux-mêmes, elle tend à s’estomper "grâce aux femmes et aux homosexuels" (sic).

Le ton était donné, l’aspect polémique de l’exposition glissant accessoirement sur la question de la mélancolie en opposition à la jouissance sans entrave de l’art et du sexe. Quelque afféterie dans l’intitulé de l’exposition (non le sexe dans l’art mais le sexe de l’art, "féminimasculin", en un seul mot, et non l’inverse), quelques propos inspirés de Deleuze et Guattari, de Jacques Lacan, d’indispensables références à Antonin Artaud et à Georges Bataille, l’exposition promettait d’être sérieuse sans être ennuyeuse, joyeuse sans être triviale, et risquait seulement d’être plus pédante que savante. Le projet allait de soi, avec tant d’évidence que l’exposition semblait exister déjà sous nos yeux.

Les intentions vérifiées
Il n’est pourtant pas si fréquent que les expositions thématiques tiennent jusqu’au bout leurs promesses. Par sa sobriété et sa mesure, par la qualité du choix des œuvres et la quasi perfection de l’accrochage, l’exposition ne va pas seulement de soi : elle est évidente, ne réserve aucune mauvaise surprise, ne saurait décevoir quiconque. Elle est très exactement ce qu’elle devait être. Cette coïncidence si parfaite entre l’intention et la réalisation ne peut pas être mise au seul compte de l’accident ou de la compétence, réelle, des organisateurs.

Un devenir-femme
Elle ne peut pas non plus être rejetée comme une simple anecdote, détail surprenant mais somme toute accessoire. Car, si le discours se veut ambitieux (allez ! il y aurait quelque chose comme un "devenir-femme de l’art"), il transforme ce qu’il montre en pièces à conviction, il fait des œuvres des exemples convenus, il ajuste le désir de l’historien à la réalité de la production artistique.

Si on a déjà remarqué à juste titre, ici et là, le manque de transcendance et de sublimation qui caractérise l’exposition, la raison tient sans doute au fait que la question, en dépit de son vaste champ d’application, est en définitive très limitée, et qu’elle ne peut donner lieu qu’à un catalogue iconographique et à de vagues considérations anthropologiques, ni plus ni moins pertinentes que si l’on avait abordé le problème du chien ou de la fleur dans l’art.

D’où une singulière impression de déjà-vu, qu’accroît naturellement la répétitivité des deux motifs de base : le phallus et la vulve, inlassablement déclinés par près de cinq cents œuvres. Comme ont été impitoyablement bannies les œuvres allusives, l’effet d’accumulation peut lasser : il constitue surtout l’indice d’une économie libidinale dirigiste qui laisse peu de place au jeu.

De l’origine à la fin du monde et retour
L’Origine du monde de Courbet, qui ouvre le parcours, semble beaucoup plus chez elle à Beaubourg qu’à Orsay (on peut regretter une nouvelle fois l’absence de la composition de Masson qui la dissimulait). Cependant, son effet de sidération et son aura finissent par se diluer dans le réalisme parfois infantile qui caractérise la plupart des peintures et sculptures du xxe siècle présentées ici. Et sans doute la chair elle-même, indissociable chez Courbet du sexe, perd de sa réalité au profit de la fonction organique, qui "triomphe" dans l’approche scatologique de Kiki Smith. Toutes les œuvres ne tirent pas profit d’un tel contexte, loin de là.

Ainsi d’artistes aussi différents que Louise Bourgeois, Lucio Fontana, Alberto Giacometti, Robert Gober, Georgia O’Keeffe ou Bruce Nauman, pour ne citer que les meilleurs d’entre eux. La dimension sexuelle est, dans leurs œuvres, essentielle, on ne saurait le nier, mais elle ne vampirise certainement pas leur démarche. L’eût-elle fait, on ne leur prêterait pas plus de considération qu’aux fétiches collectionnés par un maniaque.

D’autres œuvres en pâtissent, contenues dans une dimension sexuelle exclusive de toute autre, et finalement réduites à de simples témoignages, illustrations simplistes d’un fait universel. Carole Schneemann, Jean-Michel Othoniel, Zoe Leonard, Jeanne Dunning ou Sylvie Fleury ont une vision pauvre et volontariste de la chose, conforme aux a priori néo-féministes, et servent, avec trop d’empressement pour qu’il ne soit pas suspect, un propos réducteur.

L’écart est-il d’ordre historique ou simplement qualitatif, entre, par exemple, les Anthropométries d’Yves Klein et les consternants pastiches de François Rouan ? Entre les dessins de Warhol, à la fois vigoureux et étrangement livides, et les ineptes corsets de Cathy de Monchaux ? C’est plutôt une question de perspective, d’emploi de l’art et de conception de "l’expression". Sans doute, le corps lui-même, dans toute sa complexité, pose-t-il plus de questions que le sexe esseulé et séparé de l’esprit qui l’anime. Mettre le sexe en avant est évidemment, dans une société qui privilégie l’exhibition de la fonction au détriment de la consistance même du corps, une façon de s’oublier dans le conformisme de l’audience.

Féminin-masculin, le sexe de l’art, Centre Georges Pompidou, Grande Galerie, jusqu’au 12 février. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 12 h à 22 h (samedi et dimanche à partir de 10 h). Catalogue collectif, Éditions Gallimard-Electa/Centre Pompidou, 400 p., 390 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Le sexe débonnaire de l’art

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