Art contemporain

ANTHROPOLOGIE

Le Quai Branly convie le visiteur à une séance chamanique

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 19 décembre 2023 - 773 mots

L’ayahuasca, une plante hallucinogène très utilisée dans les séances de spiritisme en Amazonie, a inspiré et inspire encore de nombreux artistes.

Paris. Comment faire ressentir aux visiteurs la puissance d’une séance chamanique à base d’ayahuasca ? Cette plante amazonienne aux propriétés hallucinogènes sert dans toutes les séances de chamanisme en Amazonie, comme le rappelle le commissaire David Dupuis, anthropologue et spécialiste du tourisme chamanique. Plutôt qu’une exposition ethnologique, le Musée du quai Branly propose avec « Visions chamaniques » un parcours structuré par le regard et complété par des espaces sensoriels. C’est l’expérience des participants à l’« ayahuasca » (terme qui désigne la plante et la séance chamanique) qui sert de fil rouge, plus que le rituel. Les visions adviennent par le regard qui s’habitue progressivement à un univers caché, dont les chamans détiennent les clés. Si l’ayahuasca imprègne les sociétés amazoniennes, ces séances restent rares dans la vie d’un individu : l’exposition vise donc à rendre familier cet univers sans le banaliser.

Le visiteur découvre l’ayahuasca par les textiles et céramiques qui arborent des motifs inspirés des visions, les « kené ». De belles pièces textiles brodées de la communauté Shipibo-Konibo du Pérou illustrent la richesse de ces motifs répétitifs « arrangés selon le principe de symétrie » qui permettent un effet visuel troublant, précise le commissaire ; un regard attentif y décèle des « vibrations ». Depuis une trentaine d’années, des artistes Shipibo-Konibos réinterprètent les kené dans des toiles abstraites, et certains font même une carrière internationale, comme la peintre Sarah Flores (son travail est exposé à la White Cube Gallery de Paris jusqu’en janvier 2024) : l’ayahuasca n’est pas qu’une culture de société primitive.

Convoquer les cinq sens

Les sens sont sollicités dans trois espaces « sensoriels » : le premier fait sentir les essences végétales utilisées dans la préparation de l’ayahuasca (verveine, tabac) et écouter des chants rituels. Une archive vidéo assez rare montre une séance d’ayahuasca, vomissements compris (réaction due aux éléments chimiques hallucinogènes). L’ensemble produit chez le visiteur un léger déséquilibre qui le conditionne pour la suite du parcours.

Il y rencontre les peintures et sculptures contemporaines de la « peinture visionnaire » péruvienne, dont Pablo Amaringo est l’initiateur (cela consiste à consommer l’ayahuasca et peindre). Ses toiles très denses et colorées accumulent les personnages mythologiques, les motifs et symboles de l’ayahuasca (serpent, liane), ainsi que « des extraterrestres ou des Incas », selon David Dupuis. Cette peinture réalise un métissage culturel spécifique. Les artistes autochtones puisent dans leur culture animiste les figures qu’ils représentent, dans un mélange de démarche créative et de spiritualité (les plantes sont dotées d’un esprit). Une archive audiovisuelle montre l’importance pour ces artistes de continuer à pratiquer l’ayahuasca, même lorsqu’ils quittent l’Amazonie.


Dans le deuxième espace sensoriel trône la Dream Machine (1962) de l’artiste américain Brion Gysin, amateur de LSD et ami d’Allen Ginsberg et William Burroughs. Un abat-jour percé de fentes pivote autour d’une ampoule pour créer un effet stroboscopique lorsqu’on la fixe les yeux fermés : le regard se fait alors intérieur, comme dans une séance chamanique selon David Dupuis, qu’il a lui-même testée « pour gagner la confiance des chamans » lors de son travail de terrain (une séance dure entre six et huit heures).

Expérience ultime

Bien qu’il soit familier des collections du musée (il a été récipiendaire de la première bourse de recherche de la Fondation Martine-Aublet), David Dupuis a peu recours à des pièces patrimoniales, sauf dans les sections historiques consacrées aux découvertes occidentales en Amazonie, sur fond de« vision fantasmée et primitiviste » des populations locales.

Quelques ouvrages témoignent de l’enthousiasme des Américains et des Européens pour l’ayahuasca à partir des années 1950, avec un regain dans les années 1990 : c’est la « globalisation de l’ayahuasca » qui entraîne le tourisme chamanique selon le commissaire. D’où des toiles et des œuvres numériques aux aspects psychédéliques réalisées par des artistes occidentaux adeptes de la pratique, à l’instar de Martina Hoffmann, qui recourt à l’ayahuasca dans le cadre de sa démarche artistique. Ses toiles sur fond noir arborent des motifs reconnaissables mais plus amples, comme dans une vision.

Le parcours n’a eu de cesse d’aiguiser le regard du visiteur et de l’habituer à ce monde visionnaire : celui-ci est ainsi prêt à expérimenter les visions elles-mêmes, dans la dernière salle qui présente les œuvres du réalisateur Jan Kounen. Celui-ci a découvert l’ayahuasca en préparant son film Blueberry (1999, avec Vincent Cassel), et il en a tiré de superbes dessins ainsi que plusieurs documentaires dont des extraits sont projetés. Habilement conduit à travers un parcours où le regard et les sens ont été initiés par étapes jusqu’à la vision finale, le visiteur peut le prolonger par une expérience de réalité virtuelle et vivre une courte séance hallucinogène, sans substance psychotrope…

Visions chamaniques, arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne,
jusqu’au 26 mai 2024, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 37, quai Jacques-Chirac, 75007 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°623 du 15 décembre 2023, avec le titre suivant : Le Quai Branly convie le visiteur à une séance chamanique

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