PARIS
Homme de braise, Oskar Kokoschka (1886-1980) aura peint le feu et les cendres, tout le bûcher du monde. Son œuvre immense, qui traverse le siècle, est pleine et entière dès les débuts. Quand l’aurore – splendide – défie les crépuscules.
Oskar Kokoschka aurait pu, aurait dû mourir très jeune. Comme Egon Schiele, son compagnon de cordée, mort en 1918 quelques mois après Gustav Klimt, parti avant que ne se termine la Grande Guerre. Et pourtant. Né le 1er mars 1886 à Pöchlarn, en Autriche, Kokoschka intègre en 1904 l’École des arts appliqués de Vienne. Cet apprentissage n’a d’appliqué que le nom, tant il ouvre des chemins de traverse : en 1907, Kokoschka collabore ainsi avec la Weiner Werkstätte, cet atelier viennois pour lequel il réalise des cartes postales d’un cloisonnisme et d’un chromatisme savants. Soutenu par Klimt, auquel il dédie son étourdissant poème lithographique Les garçons qui rêvent (1908), l’artiste oppose bientôt à la ligne sécessionniste, voluptueusement ornementale, des dessins expressifs, voire expressionnistes. Pas de joliesse, juste la sauvagerie pulsionnelle des modèles, juste une ligne nue et âpre, une gestualité souveraine. Jusqu’à la fin, donc.
En 1908, lors de sa première participation à la Kunstchau, conçue sous l’égide de Klimt et de l’architecte Josef Hoffmann, Kokoschka est désigné « sauvageon en chef » de la scène viennoise. L’artiste, qui n’est pas encore dit « dégénéré » – épithète imaginée par les nazis pour discréditer l’hubris des avant-gardes –, explore follement l’agressivité qui fait les hommes fous (Meurtrier, espoir des femmes I, 1910). Ces dessins violents, pareils à des cris, semblent nés de la main d’un condamné qui, crâne rasé comme les bagnards, peint en grattant la surface du tableau avec l’extrémité de son pinceau ou le tranchant de ses ongles, car il n’est de vivre qu’écorché, quand l’être est à sec, à vif, à l’os.
En 1910 l’artiste visite un sanatorium dans cette Suisse où il expirera en 1980, soit trois ans après Vladimir Nabokov, cet autre héraut des grandes solitudes. Dorénavant, la mort rôde partout, entremêlée à l’amour. Éros et Thanatos. Et Kokoschka aime. Avec Alma Mahler, la veuve du musicien, rencontrée en 1912, les voyages sont nombreux, la peinture et la passion éclatantes, littéralement faites d’éclats. Le monde tonne. Indifférent aux genres, le peintre livre des paysages foudroyés, des portraits inoubliables et, singulièrement, des scènes religieuses. Peindre, certes, mais comment vivre ici-bas ? Alma avorte, Oskar en pleure. Au royaume du chagrin, la guerre est un viatique : sur le conseil de l’architecte Adolf Loos, Kokoschka rejoint le 15e régiment de dragons au terme d’un sacrifice absolu qui le voit vendre un chef-d’œuvre – La Fiancée du vent– pour s’acheter un cheval. Quelques jours plus tard, la fiancée Alma quitte Kokoschka, désormais anéanti par la petite et la grande histoire. Blessé à la tête et aux poumons, l’artiste, hospitalisé, repart néanmoins au front, avant qu’une grenade ne le rende définitivement à la vie civile – à Vienne, puis à Berlin, où il signe en 1916 un contrat avec l’immense galeriste Paul Cassirer. Kokoschka a déjà trop vécu. Il lui reste pourtant soixante-quatre printemps de peinture ivre.
Présentée par la galerie de Paul Cassirer en 1910, cette huile sur toile figure un jeune homme énigmatique, dont Kokoschka vient de peindre le père – Vater Hirsch. Des yeux bleus, trop bleus. De grosses mains, trop grosses. Une silhouette robuste, trop robuste. Toute la peinture de Kokoschka est déjà là, dans ce « trop », dans cette tension superlative, dans cette rage de l’expression qui hisse le modèle en monument de solitude, quand toute présence s’offre dans son inaccessibilité. Entre Alberto Giacometti et Francis Bacon, en somme.
Fin 1907, la Wiener Werkstätte commande à Kokoschka un livre de contes, pour lequel il conçoit des vers ainsi que des illustrations, les secondes – d’une inventivité débridée – étant autonomes des premiers. Peuplée de connotations sexuelles, cette rêverie inquiétante est dédicacée « à Gustav Klimt avec toute mon admiration » et tirée en 1908 à 500 exemplaires. Les huit lithographies trahissent l’importance des arts appliqués à Vienne, en ce début de siècle, quand la ligne serpentine enchâsse des couleurs pures et engendre une imagerie faussement naïve. La cruauté, cette enfance de l’art…
L’histoire est connue : en 1913, Oskar Kokoschka, fou d’amour, fou d’Alma Mahler, ne cesse de voyager avec elle. En Italie, évidemment. Naples, Pompéi et Venise puis, en août, les Dolomites, la tête dans les nuages. De son hôtel, il peint une vue des Tre Croci, un col alpin : un cheval, une carriole, des cimes et un soleil, astre hypnotique digne de Van Gogh. Du vert et du bleu, à parts égales, des rehauts de rouge et de violet, discrets, et du noir pour cimenter le réel, contenir le visible. Des coups de pinceau, sûrs de leur fait. Aucun repentir, car l’amour transfigure le monde.
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Le premier Kokoschka, pareil au dernier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Le premier Kokoschka, pareil au dernier