Jeux d’ombre et de lumière, exubérances, faux-semblants, lignes courbes et rocailles s’invitent au Musée des arts décoratifs pour voyager, du XVIIIe siècle à nos jours, dans l’esprit rococo.
On contemple la représentation de cette hure de sanglier surgissant du décor, et déjà c’est l’angle du cadre sculpté auquel ce dessin virtuose aura servi de modèle qui apparaît sous nos yeux. Comme si la matière se pliait au dessin. Cette étude spectaculaire et séduisante a sans doute permis non seulement de composer les volumes de la sculpture, mais aussi de présenter le projet de ce décor cynégétique à son commanditaire. Elle compte parmi les 500 dessins issus de l’atelier de Nicolas Pineau (1684-1764), un fonds unique conservé au Musée des arts décoratifs qui en expose une centaine récemment restaurée dans l’exposition « Rococo & Co. De Nicolas Pineau à Cindy Sherman ». Ce sculpteur quitte la France en 1716 pour devenir premier sculpteur du tsar Pierre le Grand, avant de revenir à Paris en 1728. Il y découvre le style rocaille qui vient de voir le jour et que l’Europe adopte sous le nom de rococo. Pineau en est l’un des plus brillants représentants. Le rococo se caractérise par la présence de rocailles, l’asymétrie, les sinuosités, les contrastes visuels, les volumes et les creux dont le but est de prendre la lumière.
Est-ce une commode, une harmonie colorée noire et or, ou une créature fantastique à quatre pattes, tenant aussi bien du végétal que du coquillage ou de l’animal ? On hésite d’autant plus que les tiroirs dont on devine à peine les poignées ciselées semblent disparaître dans la laque. Il s’agit d’un meuble, bâti en chêne par un ébéniste français. Des panneaux de laque importés de Chine, témoignant de la fascination pour l’Extrême-Orient de l’époque rococo, ont été découpés puis contreplaqués sur la commode de façon à épouser ses formes courbes. Les sinuosités des rochers se prolongent dans les anfractuosités du cul-de-lampe en bronze. Sur les côtés de la commode, un faux laque, français, imite celui de la façade. Le faux-semblant est un des grands ressorts du rococo. Si ce meuble sert à première vue d’espace de rangement, il finit néanmoins par disparaître pour devenir une sorte de tableau, de support de présentation aussi beau qu’onéreux – « pure dépense », pour reprendre le mot du critique Jean Starobinski (1920-2019).
Utilisant la grande innovation technique et formelle du rococo, le débillardement, propre à la menuiserie en siège, les pieds de ce fauteuil anglais vrillent, virevoltent et s’enroulent pour devenir accotoirs. Cette technique nouvelle s’est développée entre les années 1730 et 1760. Puis, avec le néo-classicisme, les plans cessent de vriller et les pieds redeviennent droits. Le rococo serait-il mort ? Pas si vite ! Au XIXe siècle, ses échos résonnent à nouveau en France comme en Europe avec le néo-rococo. Par ses courbes exubérantes, son bois peint et doré témoignant de l’influence de l’Extrême-Orient allié aux fleurs naturalistes, très européennes, ce fauteuil anglais fait montre de la vitalité de ce « néo-style », qui « ose ce que le XVIIIe siècle ne s’est pas permis », observe l’historien de l’art François Gilles, co-commissaire de l’exposition « Rococo & Co ». La surcharge, les courbes, l’abstraction des ornements qui semblent dicter ses formes et ses fonctions à l’objet, affirment l’audace et l’extravagance du post-rococo.
Tout recouvrir, du plancher au plafond. Le XIXe siècle n’est plus le siècle de la boiserie sculptée : il est celui du moulage, du papier peint, du faux-semblant, qui enveloppe les pièces et emplit l’espace. Ce papier peint néo-rococo reprend des éléments du XVIIIe siècle : des perles, composantes du style rocaille qui a émergé en France au début du siècle, des acanthes évoquant les sculptures Louis XV, des motifs de fleurs que l’on pourrait trouver sur les soieries tissées à Lyon dans les années 1770. « Ces ornements témoignent d’une assimilation parfaite du XVIIIe siècle. Mais leur assemblage est anachronique, d’autant plus que les perles sont légèrement néo-classiques et les fleurs un peu trop naturalistes pour le XVIIIe », relève François Gilles. La façon de recombiner ces motifs hétérogènes constitue le post-rococo du XIXe siècle, dont l’éclectisme est partie intégrante. De même les couleurs, avec le rose et le vert saturés, sont propres au XIXe siècle.
Quelle effronterie ! Après des années chez Dior et Chloé, le styliste Tan Giudicelli (1934-2024) s’est fait un nom. En 1988, il ose imaginer une robe dont le tablier se transforme en commode. Ses hanches supportent un plateau blanc rappelant les paniers du XVIIIe siècle, ses structures glissées sous le jupon, tandis que les bronzes caractéristiques de ce style semblent ici devenus broderies. Il faut dire qu’à l’ère de la postmodernité, après la rigueur moderniste et la mise à l’écart de l’ornement, le design se libère. On aime parodier. C’est ainsi que Tan Giudicelli convoque le rococo, avec audace, ironie et irrévérence. « Comme au XIXe siècle, où la bourgeoisie pastichait l’aristocratie qu’elle avait détrônée, le post-rocaille séduit alors par sa chaleur et son exubérance rassurante », souligne François Gilles. Un peu kitsch ? Sans doute. « Dans le kitsch, il y a l’idée d’entassement dans la décoration : l’ornement est une règle impérative du jeu créateur, dans un mouvement souvent très figuratif », écrivait Abraham Moles dans son ouvrage Qu’est-ce que le kitsch ?, publié en 1971.
Avoir son portrait sur une soupière de la Manufacture de Sèvres ! Voilà qui aurait fait pâlir d’envie Madame de Pompadour. Sur cette pièce réalisée à Sèvres en 1990, l’artiste Cindy Sherman (née en 1954) a inséré son propre portrait, dans lequel elle pastiche le tableau de la maîtresse de Louis XV par François Boucher dans les années 1750. L’artiste reprend un modèle de soupière développé à la même période par manufacture à la demande de la favorite du roi, qui a contribué par ses commandes à l’immense succès des productions de Sèvres. Mais si la couleur rappelle le « vert Pompadour », Cindy Sherman s’amuse à introduire de l’argent dans la céramique, ce qui était extrêmement délicat au XVIIIe siècle. D’ailleurs, les céramiques s’inspiraient souvent de pièces d’orfèvrerie, en argent. « En introduisant des effets d’argent pris sous la glaçure, l’artiste rappelle que ces formes sont celles de l’orfèvrerie avant d’être celles de la céramique », explique François Gilles. Encore une fois, c’est la forme qui précède le matériau et s’impose à lui.
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Le (néo) rococo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°784 du 1 avril 2025, avec le titre suivant : Le (néo) rococo