Lorsque mon journal m’a demandé d’aller à la Royal Academy assister aux journées de vernissage, je n’étais pas très enthousiaste. Je ne voyais guère ce que j’allais pouvoir raconter de bien nouveau sur ce moment où les peintres se battent pour obtenir que leurs œuvres soient en bonne place, tout en passant sur leurs tableaux ce vernis qui les rendra brillants.
Je n’imaginais pas un seul instant que j’allais assister à un tel spectacle ! Après avoir monté le grand escalier en spirale sur lequel la foule se précipitera bientôt pour assister à l’exposition d’été, je suis rentré dans la salle d’exposition de l’étage, dont les murs, selon l’usage habituel, étaient déjà entièrement couverts de tableaux du sol jusqu’aux grandes baies semi-circulaires qui apportent à cette pièce majestueuse son éclairage. J’ai beau venir chaque année, le choc est toujours le même : ces tableaux où dominent les portraits en pied des grands personnages du temps et des acteurs à la mode me semblent comme une mer dans laquelle on se noie sans savoir où fixer son regard. Il y avait pourtant là un petit groupe qui semblait savoir que faire, puisqu’il se pressait autour d’un personnage à l’allure étrange, un homme petit, dépourvu de distinction, portant un manteau bleu et un chapeau haut de forme, qui se tenait debout sur un tabouret pour travailler à une toile accrochée devant lui. « C’est Turner », me murmura quelqu’un tandis que je tentais de traverser cette foule, dans laquelle je reconnus quelques-uns des membres les plus fashionables de la meilleure société, auxquels se mêlaient des peintres. Ils avaient tous l’air comme hypnotisés et, je le confesse, il me suffit de regarder pour l’être à mon tour.
Turner était, me dit-on, arrivé très tôt le matin du vernissage. Et, de fait, il n’avait vraiment pas de temps à perdre, car sa toile, qui finirait par devenir L’Incendie de la Chambre des lords et des communes, n’était encore qu’un barbouillage de couleurs confuses, sans forme ni fond, comme le chaos avant la création. Mais les responsables, sachant d’où elle venait, n’avaient pas hésité à l’accrocher. L’artiste, qui effectuait ses enchantements en public, comme un magicien, intriguait et fascinait les spectateurs. Durant les trois heures que je passais là, il travailla sans relâche, sans s’écarter un seul instant du mur où était son tableau. Les visiteurs s’amusaient beaucoup de ses attitudes et de sa manière de procéder. Il gardait à ses pieds une petite boîte de couleurs, quelques très petits pinceaux et un ou deux flacons, placés de façon très malcommode ; mais sa faible taille lui permettait d’atteindre prestement tout ce qu’il voulait. Quand il se penchait en avant vers la droite, le bouton gauche de son manteau bleu remonté de six pouces au-dessus du droit, la tête enfouie dans les épaules, il offrait un spectacle bizarre ; les gens chuchotaient entre eux en riant sous cape. Son travail achevé, Turner ramassa son matériel, le remit dans la boîte qu’il ferma, puis, toujours tourné vers le mur, il le longea en marchant de côté, sans un mot. Arrivé à l’escalier, au centre de la pièce, il le descendit à toute vitesse. Tous eurent un sourire un peu stupéfait. Quelqu’un lança : « Voilà qui est d’un maître véritable ; il ne s’arrête pas pour contempler son œuvre. Il sait qu’elle est achevée, et il s’en va. ».
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Le jour où... Turner a exposé son Incendie de la Chambre
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Abonnez-vous dès 1 €« Late Turner. Painting Set Free », Tate Britain, Millbank, Londres (Grande-Bretagne), jusqu’au 25 janvier 2015 www.tate.org.uk
Mr. Turner, un film de Mike Leigh, 2 h 30 min, sortie en salles depuis le 3 décembre.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Turner a exposé son <em>Incendie de la Chambre</em>