Le jour où… Marquet a peint « L’Escadre alliée à Alger »

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 23 mars 2016 - 530 mots

J‘ai installé mon chevalet devant la fenêtre, comme je le fais chaque matin. J’ai ouvert les volets. Pas d’un seul coup, mais peu à peu, afin de m’habituer à ce dehors que je vais devoir affronter. C’est la lumière, d’abord, qui est entrée. Elle était douce comme je l’aime, de cette douceur qui noie les couleurs vives dans la fadeur du gris. L’autre jour, la brume était si dense sur le port qu’on se serait cru au Japon. J’ai aimé la violence de la couleur, autrefois, quand je peignais avec Dufy, à Trouville. J’ai aimé jusqu’au danger ce monde qui rugit à la façon d’un fauve, mais, à la fin, tout cela finissait par me dévorer. J’ai compris que je devais prendre mes distances si je ne voulais pas me dissoudre dans cet espace sans fond, et j’ai changé. Désormais, je peins à l’abri. Ici, à Alger où nous avons dû nous réfugier en 1940, Marcelle et moi, j’ai trouvé un lieu à ma convenance. Ça ne s’est pas fait en un  jour. Je voulais une pièce de taille modeste, en étage, avec des fenêtres. Au début, je pensais l’avoir trouvée. Nous nous sommes installés dans un sixième étage, boulevard Bru. L’appartement était minuscule, mais cela m’indifférait. Deux petites pièces, une cuisine, même pas de douche, mais quelle vue : toute la ville étalée sous nos fenêtres ! Pourtant, ça n’allait pas, cela manquait de premier plan. Ça m’a rappelé ce séjour à Carthage, en 1923, des ruines dans un paysage noble mais la mer un peu loin, l’hôtel isolé, pas de premier plan, à peine de quoi faire trois ou quatre tableaux. Désormais, nous sommes face au port, et je vais bien.

Les volets sont grands ouverts, le monde m’apparaît. Il y a le quai, avec ses denrées en attente de chargement, et puis les bateaux de l’escadre alliée, comme des signes noirs et gris dans la rade. Un jour, j’en suis sûr, nous vaincrons, et je pourrai rentrer en France, avec ma chère Marcelle. Au fond, j’aperçois la jetée qui vient offrir sa présence réconfortante, telle une barrière, à mon arrière-plan. Sur le quai, très loin à mes pieds, un petit monde de marins et d’ouvriers s’active déjà. Quelques traits de noir suffiront tout à l’heure à les évoquer. Quand j’ai trouvé ce balcon sur le port, j’ai compris qu’il m’était destiné. Parce qu’il ne se trouvait pas au fond de la rade, mais sur le côté. De là, je pouvais enfin attaquer le monde à ma manière : par le biais. Pendant tant d’années, à Paris, je n’ai pas agi autrement, peignant et repeignant sans cesse Notre-Dame et le quai Saint-Michel de haut et de côté. Ainsi, de la fenêtre de mon appartement, à l’angle de la rue Dauphine et du quai des Grands-Augustins, je pouvais posséder sans être possédé, voir sans être vu. Quel bonheur quand, ainsi, rien ne s’interpose entre le monde et moi. Quelle tranquillité quand je peux, derrière ma fenêtre, jouir du monde en le peignant. Si je pouvais trouver un modèle ici, je vois bien le tableau que je pourrais faire avec elle se tenant nue, à contre-jour, devant les volets mi-clos.

« Albert Marquet. Peintre du temps suspendu »

Du 25 mars au 21 août 2016. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 22 h, fermé le lundi.
Tarifs : 12 et 9 €./> Commissaire : Sophie Krebs.
www.mam.paris.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Le jour où… Marquet a peint « L’Escadre alliée à Alger »

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