Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Six jours au front, six jours à l’arrière. Et puis ça recommence, six jours au front, puis l’arrière, et une permission de temps en temps. Paraît que c’est fait pour qu’on garde bon moral ! C’est certain qu’on pense à l’arrière, quand on est sous le feu. Enfin, ça c’est quand on arrive encore à penser, parce que cette terreur, ça assomme. Mais quand vous devez quitter les tranchées de réserve pour retourner en première ligne, pour sûr, le moral, il est pas fameux. C’est pas par bonté d’âme qu’on nous donne une dose d’alcool le matin et une autre le soir, dans la tranchée. Un verre pour y aller, un autre pour oublier qu’on y a été. Heureusement, il y a les camarades, les simples soldats, comme moi, avec qui on partage tout : les cigarettes qu’on reçoit chaque semaine, les colis envoyés par la famille, et puis les conversations, le soir, quand on est de repos. C’est vrai, on raconte un peu toujours la même chose : le pays où on rentrera, les parents qu’on voudrait tant revoir, et puis la fiancée qu’on épousera quand tout ça sera terminé. C’est toujours la même chose, mais c’est ça qui fait du bien. Le plus important, c’est de s’occuper. Sinon c’est la déprime assurée, et là t’es aussi en danger que pendant un bombardement infernal. J’en ai trop vu, moi, des gars qui tentaient de déserter et qui finissaient au peloton d’exécution. Hier, j’ai vu un pauvre gars qui n’avait plus toute sa tête. Il se frottait un œil avec de la terre de la tranchée pleine de produits chimiques, histoire de devenir à moitié aveugle pour être réformé.
Moi, j’ai découvert un truc qui fait vraiment du bien à la tête et qui occupe les mains. Ça m’est venu en regardant un camarade, un chaudronnier, qui m’a montré comment faire. Tu récupères ce que tu trouves, des balles ou des douilles d’obus, et avec, tu fabriques des objets rudement beaux : des tabatières, des vases, et même des briquets en forme de tête de soldat boche, avec le casque à pointe qui s’ouvre ! Le mieux, c’est quand tu trouves une de ces rondelles d’aluminium que contiennent les fusées allemandes qu’ils nous balancent sans cesse dessus. Et quand on n’en trouve pas on prend des bouts de gamelles, de cuillères, de fourchettes et ça va bien aussi. L’aluminium tu peux le faire fondre, tu peux le couler, tu peux le limer, y a rien de mieux. Aujourd’hui, j’ai fini mon premier objet : un vase fait dans un culot d’obus, sur lequel j’ai gravé un beau coq gaulois terrassant l’aigle allemand. Il a fière allure et il a plu aux camarades. Ils disent que je suis doué. Ce qui est sûr, c’est que j’ai toujours aimé dessiner, mais bon, artiste c’est pas un truc dont on parlait chez nous. Quand j’aurai une permission, je filerai à la ferme, et j’offrirai ça à mes parents, pour leur montrer ce dont leur fils est capable. Ce qui m’a rendu triste, c’est que les copains m’ont dit qu’il fallait pas qu’on signe les objets qu’on fabrique. Il paraît même que c’est illégal, qu’on n’a pas le droit de se servir des biens de l’état à des fins personnelles ! Mais l’état, lui, il se sert bien de ma peau, alors moi, j’aurais bien mis mon nom sur mon vase. Tant pis, quand tout ça sera fini, je continuerai à en faire, et comme ça tout le monde saura comment je m’appelle.
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Le jour de 1914 où... le soldat inconnu se découvre artiste
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Le jour de 1914 où... le soldat inconnu se découvre artiste