Dès le début de sa carrière, Bernar Venet a été un collectionneur passionné des artistes de son temps. Échanges, cadeaux et acquisitions lui ont permis de constituer une collection naturellement orientée art minimal et conceptuel.
Eté 1993, au Muy, chez Bernar Venet. Ce jour-là, l’artiste reçoit à déjeuner quelques amis. Il fait grand soleil, comme c’est souvent le cas dans cette région de l’arrière-pays varois où Venet a installé ses quartiers méditerranéens. C’est l’heure du café, on bavarde, on traîne et on refait une nouvelle fois le tour du monde de l’art. Soudainement, la conversation est interrompue par le bruit d’un énorme camion qui passe sur la petite route en pente longeant la propriété de l’artiste, et Venet de se rappeler que c’est le jour où l’on vient lui livrer une œuvre monumentale de l’artiste américain Frank Stella.
Tous s’empressent d’aller voir l’objet. En fait il n’y a rien à voir, car l’œuvre est tout entière démontée. En revanche, quelle aubaine pour le chauffeur, car ce sont là autant de mains fortes qui vont l’aider au déchargement, et voilà tout ce petit monde qui se transforme en déménageur le temps de vider le camion. L’œuvre de l’Américain est de celles aux allures baroques qui sont faites de toutes sortes de pièces métalliques, découpées et peintes, assemblées les unes aux autres pour composer un énorme bas-relief accroché au mur. Sur la petite route qui grimpe, nos hôtes forment un curieux défilé : celui-ci plie sous le poids d’une pièce échancrée en forme de cylindre, celui-là porte sur une épaule un grand cercle tout perforé, cet autre tient au-dessus de sa tête une forme conique qui lui fait comme un chapeau pointu. Et chacun d’aller joyeusement déposer l’élément qu’on lui a confié dans l’une des réserves de l’artiste.
Une collection à son image
Artiste, Bernar Venet est aussi un collectionneur dans l’âme. À l’instar de ses semblables et amis aujourd’hui disparus, Donald Judd et Sol LeWitt, dont il ne manque jamais de citer l’exemple. Forte de quelque cent cinquante œuvres de quarante-cinq artistes, la collection Venet n’est pas son seul fait, elle est une affaire de famille : « Cette collection a été constituée par quatre personnes, toutes passionnées d’art contemporain : mon épouse, Diane, qui a sa propre collection, et mes deux fils, Alexandre et Stéphane, qui ont également des œuvres assez importantes », précise-t-il à Jérôme Sans dans le long entretien que celui-ci a réalisé avec l’artiste à l’occasion de l’exposition qu’organisent cet hiver les Abattoirs à Toulouse. Il n’en reste pas moins que cette collection est à son image et qu’elle est à même de nous en apprendre tout autant sur ses goûts artistiques que sur son propre travail.
Sur le mode de « Dis-moi ce que tu collectionnes et je te dirai qui tu es… », il est facile de déduire les traits caractéristiques de la démarche de Bernar Venet. Si le postulat minimal et conceptuel qui la scelle en fait l’ossature essentielle, c’est que l’artiste appartient à la génération dite « des avant-gardes des années 1960 », laquelle s’est grandement interrogée sur la nature et la fonction de l’œuvre d’art.
Sur le mode de l’échange
Né en 1941, originaire des Alpes-de-Haute-Provence, Bernar Venet, qui a fait ses études à Nice, a été très tôt confronté à l’école éponyme de cette ville et à toutes les turbulences qui ont scandé l’aventure Fluxus. Ses relations privilégiées avec certains des acteurs les plus dynamiques de la scène niçoise figurent tout naturellement à l’aube de son histoire, donc de celle de sa collection, et c’est avec des œuvres de Ben et d’Arman qu’il commence à la constituer au début des années 1960. Sur le mode de l’échange tout d’abord, comme il se doit entre artistes, avec, à la suite de sa découverte de la scène parisienne et des Nouveaux Réalistes, César, Villeglé et Deschamps.
Si ces aînés le considéraient volontiers d’un air bienveillant et acceptaient le principe du troc qu’il leur proposait, Venet n’était pas dupe que ce qu’il faisait n’était pas vraiment leur affaire. À cette époque, il développait une œuvre tout entière au noir, faite de tas de charbon, de goudron sur papier ou sur toile et de reliefs en carton recouvert de peinture industrielle. Une période suivie de peintures aux motifs de diagrammes mathématiques tout aussi radicaux. « Tous ces textes compliqués que tu fais, j’y comprends rien », ne lui cachait pas César qui ne manquait toutefois pas de générosité à son égard.
Installé de façon permanente à New York dès la fin de l’année 1966, Bernar Venet va rencontrer la plupart des artistes de la scène américaine alors partagée entre les tenants du pop art, que défend Leo Castelli, et ceux d’un art minimal et conceptuel représenté par la Dwan Gallery. S’il fait ainsi la connaissance d’artistes comme Warhol, Lichtenstein ou Rosenquist, il se lie surtout d’amitié avec Sol LeWitt et Don Judd, plus proches de sa sensibilité et de ses préoccupations esthétiques.
Dans le même temps, à l’automne 1967, Bernar Venet rencontre Marcel Duchamp qui le reçoit chez lui, curieux d’en savoir plus sur son travail, notamment sur certaines œuvres « non visuelles » que l’artiste réalise sur bandes magnétiques afin d’insister sur le contenu, de critiquer la notion de style et les abus du formalisme. À cette occasion, le grand manitou gratte sur la page d’un journal « LA VENTE DE VENET EST L’EVENT DE VENET », pièce manuscrite que ce dernier garde précieusement et qui fait écho à toute cette production de jeux de mots dont l’auteur du Grand Verre était friand.
Avec ses amis américains, Bernar Venet pratique aussi le mode de l’échange, voire collabore à la réalisation d’une œuvre, comme il l’a fait avec On Kawara en 1969. Un autre moment, il cède son atelier de New York à Olivier Mosset qui lui laisse en remerciement tout un lot d’œuvres. Il y a aussi les échanges qu’il réalise avec certains marchands, troquant ses propres pièces contre d’autres qui l’intéressent dans un jeu de ricochet lui permettant d’amplifier avantageusement sa collection. Il en est ainsi de deux œuvres, l’une d’Ellsworth Kelly, l’autre de Tony Smith, échangées à Daniel Templon contre un très beau Warhol, lui-même échangé tout d’abord à Hans Mayer contre deux de ses sculptures.
Si la liste est longue, au fil du temps, des artistes avec lesquels Bernar Venet a ainsi opéré des échanges, celle des œuvres que certains ont réalisées spécifiquement pour lui ne l’est pas moins. Il y a celles, occasionnelles, qui procèdent de situations ponctuelles, comme cette boîte d’allumettes en bois dont l’étiquette déchirée en partie a laissé à Hains, Villeglé et Rotella la possibilité de se l’approprier en y apposant leur signature. Il y a celles qui sont des cadeaux, comme ces Portrait-robot, Portrait coupé et autres dessins caricaturaux qu’Arman a faits de lui, comme cette Relâche au nom de Venet que Morellet lui a confectionnée ou encore comme ce paquet de Christo dont il a pris en photo toutes les étapes de fabrication.
Une dynamique existentielle
Outre ces échanges et ces cadeaux, il y a les œuvres que Bernar Venet a acquises de ses propres deniers, et ce même à des moments où il n’avait pas vraiment le sou. Ainsi lorsqu’il lui a fallu sortir un millier de dollars de sa poche, alors qu’il n’était qu’un petit artiste débutant, pour un Dan Flavin auquel il tenait absolument. Certes, il bénéficiait de prix d’ami, mais son grand mérite est d’avoir porté très tôt son intérêt à toute une génération d’artistes qui se sont révélés par la suite incontournables. Collectionneur, Bernar Venet l’est à part entière et sa passion va tant à une petite pièce qui n’est que le souvenir d’un bon moment partagé ou qui relève simplement de l’archive qu’à une œuvre imposante, voire majeure, comme telle sculpture de Tinguely, telle peinture de Motherwell, tel wall drawing de LeWitt ou tel dessin monumental de Richard Serra.
Carl Andre, Robert Barry, Yves Klein, Vito Acconci, Joseph Kosuth, Kounellis, Mario Merz, Robert Morris, Noland, Oppenheim, Plensa, Lawrence Weiner… figurent encore à l’inventaire de la collection de Venet. Il a beau regretter ne pas avoir d’œuvres d’Ad Reinhardt ou reconnaître avoir longtemps déconsidéré Robert Ryman, « sa » collection est d’une grande richesse. À dominante minimale et conceptuelle, elle est d’une pensée sur l’art, rigoureuse et prospective, qui fait écho aux avant-gardes qui l’ont portée sur les fonts baptismaux de la création.
Au Muy, Bernar Venet vit avec sa collection en toute osmose avec son propre travail. Le cadre qu’il lui a donné, les espaces qui lui sont réservés et la fondation qu’il envisage d’y installer confèrent à la relation entre l’œuvre, l’artiste et le collectionneur une dynamique proprement existentielle.
1941 Naissance à Château-Arnoux-Saint-Auban, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il est fils d’ouvrier.
1963 Il rencontre les Nouveaux Réalistes.
1966 Installé à New York, il s’intéresse aux artistes minimalistes et conceptuels et devient l’ami de Don Judd et Sol Le Witt.
1979 Ses premières sculptures en acier, Arcs, Angles aigus et Lignes indéterminées marquent un « nouveau départ » dans son œuvre.
1989 Dans son domaine du Muy, en Provence, il installe ses œuvres en regard de sa collection.
2011 Après Veilhan et Murakami, Venet s’installera à Versailles.
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Le jardin secret de Bernar Venet
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Le Monde de Bernar Venet », jusqu’au 13 mars 2011. Les Abattoirs, Toulouse. Du mercredi au vendredi de 10 h à 18 h. Samedi et dimanche de 11 h à 19 h. Fermé les 25 décembre et 1er janvier. Tarifs : 3 et 7 e. www.abattoirs.org
Venet dans l’espace public. Présentes dans une dizaine de collections publiques françaises, les œuvres de Bernar Venet sont aussi visibles dans l’espace public qu’il investit dès 1979 au moment où ses Arcs et Lignes Indéterminées quittent les deux dimensions du papier pour devenir d’immenses sculptures en acier. La Promenade des Anglais et les jardins Albert Ier et Sulzer de Nice, le quartier de la Défense à Paris, la place de Bordeaux à Strasbourg, l’entrée de la ville de Belley ou encore le métro de Toulouse accueillent ces œuvres, résultats d’un combat de l’artiste avec le matériau.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°630 du 1 décembre 2010, avec le titre suivant : Le jardin secret de Bernar Venet