Le château de Malbrouck, en Moselle, présente une exposition de plus de 200 œuvres d’art provenant du monde entier sur ces créatures mythiques que sont les dragons. Une rétrospective qui met l’accent sur l’universalité et l’intemporalité d’un thème aux multiples déclinaisons artistiques.
Quelle autre créature mythique peut ainsi prétendre avoir traversé l’histoire de l’humanité et occuper encore aujourd’hui une place prépondérante dans notre mémoire collective ? Qu’il soit européen, chinois, indonésien, le dragon fascine, effraie ou protège, et inspire les artistes, comme on
peut le découvrir au château de Malbrouck, à Manderen, en Moselle. Remarquablement restauré, cet édifice médiéval imposant se prête bien à accueillir une exposition dédiée à ce monstre sacré. Coproduite par le Conseil général de la Moselle et par le Muséum d’histoire naturelle de Paris, cette exposition d’ampleur exceptionnelle a nécessité un an et demi de préparation pour réunir deux cents pièces en provenance de soixante et un prêteurs et douze pays. Avec quelques imprévus de dernière minute : la valise contenant les œuvres du Vatican devait être fermée du sceau de Jean-Paul II, sous l’autorité de ce dernier, au moment où les membres du Vatican avaient bien d’autres priorités… Le tsunami a lui aussi compliqué les expéditions de pièces en provenance du Musée national de Jakarta, alors que tous les moyens de transport étaient réservés aux secours. Les négociations ont été longues enfin avec la Cité interdite et l’Institut d’archéologie de Pékin qui n’ont quasiment jamais prêté ces œuvres (ill. 5, 6).
On découvre ainsi que le dragon, cette créature maléfique symbolisant le péché et combattue par de nombreux saints dans les contrées européennes au Moyen Age, est à l’inverse un emblème de pouvoir bénéfique dans les civilisations asiatiques.
Des origines antiques
Dans l’une des plus belles salles de la tour de la lanterne, entièrement voûtée d’ogives, les premières traces de ces animaux hybrides décelées en Chine apparaissent sous la forme d’un dragon de Jade qui servait lors d’offices funèbres plus de 3 000 ans avant J.-C. En Europe, dès l’Antiquité, les dragons sont présentés comme des êtres violents dans la plupart des mythes liés à l’origine du monde. Ils se propagent dans l’imaginaire populaire de la Mésopotamie à l’Égypte, de la Phénicie à la Grèce. Le dragon ressemble alors à une bête à plusieurs chefs, à un serpent géant dont un héros se débarrasse lors d’un rite initiatique au cours duquel il domine les éléments naturels. Un bronze du VIIe siècle avant J.-C. montre le dieu Marduk livrant un combat contre le dragon Tiamat qu’il fend en deux, donnant naissance au ciel et à la terre. Les dragons abondent dans la mythologie grecque (ill. 3), souvent représentés avec des griffes de lion et des ailes d’aigle, une queue de serpent.
Le thème du bien et du mal est abordé avec le serpent à pattes de la Genèse qui se voit privé de ses membres inférieurs et est condamné à ramper après le péché originel. Des enluminures du
XVe siècle montrent sainte Marguerite engloutie par le dragon, se délivrant en perçant l’abdomen de l’animal. Un bronze d’Emmanuel Frémiet (1876) évoque saint Michel terrassant le monstre, réplique en taille réduite de la sculpture qu’il conçut pour le faîte du mont Saint-Michel, lieu où, selon la légende, le saint sortit vainqueur du terrible affrontement. Icônes, amulettes, objets religieux, émaux illustrent cette victoire du christianisme (le saint combattant, ill. 10) contre le paganisme (le dragon et son monde chaotique). Sur une gravure d’Albrecht Altdorfer (1488), saint Georges l’emporte sur le dragon de Sylène, en Libye. Cette victoire apporta au saint une fortune quasi universelle, et tous les habitants de la ville reçurent le baptême. Mais le dragon a aussi investi le monde profane : le « Chevalier combattant le dragon » (ill. 11) est une pièce d’un jeu d’échecs en ivoire de morse (xiiie siècle) réalisée par un artiste d’Europe du Nord.
Un motif décoratif très apprécié
Les dragons décoratifs se composent de matériaux précieux. Le Graouilly, créature qui terrifia la population messine au IIIe siècle brille de mille feux : ce dragon articulé était manipulé par les porteurs lors des processions pour le rendre plus vivant. De la collection Cartier sont présentées une pendule de jade d’inspiration chinoise (1926) avec aiguille en diamants en forme de dragon (ill. 9), ainsi qu’une coupe en cristal de roche à décor de feuilles d’acanthe et tête de dragon. Des faïences de l’école de Nancy, des vases de Baccarat et de la cristallerie de Saint-Louis montrent que le tracé ondulant de ces créatures surprenantes offre des variations infinies.
Les dragons « apotropaïques » font peur mais ont aussi un rôle de protecteur. « Défendre pour ne pas avoir à attaquer », tel est leur rôle. Ils trônent sur les portails des églises romanes et gothiques, sur certaines maisons princières, sur des armes et armures décorées de motifs précieux. Une magnifique bourguignotte, casque d’apparat italien de la période maniériste, illustre cette symbolique, tout comme des éléments provenant de drakkars vikings censés prémunir des dangers de la mer.
Le symbole des empereurs chinois
Sur les terres d’islam, né dans une région d’échanges entre océan Indien et Méditerranée, le dragon mêle influences extrêmes-orientales et occidentales. Les dragons islamiques (ill. 2), théoriquement interdits de représentation animale, ont développé d’autres formes d’expression, entre abstraction et figuration. Des enluminures persanes inspirées de l’iconographie chinoise montrent le dragon de constellation devenir espèce marine.
Le dragon chinois, à la fois yin et yang, réunit les principes opposés de l’univers, le feu et l’eau, le ciel et la terre. Il réunit souvent un corps de serpent, des pattes de tigre, des griffes d’aigle, une crinière de lion, des cornes de cerf, mais est dépourvu d’ailes. Certaines pièces du musée du Palais de la Cité interdite n’ont jamais été montrées au public, telle cette assiette en céramique datée de 2 300 à 1 900 avant J.-C. Le dragon y a la forme d’un serpent lové avec une tête de crocodile surmontée d’une corne et tenant une plume dans sa gueule. Tous les empereurs de Chine ont régné sous le signe du dragon, on les considérait comme les fils de la créature : leurs vêtements de parade comme les murs de leurs palais étaient couverts de ces animaux sacrés. Parmi les attributs exposés, une robe de l’impératrice douairière Cixi (ill. 6) datant du XVIIe : cette dernière, qui a régné de longues années, s’était adjugée le symbole du dragon à cinq griffes, traditionnellement réservé à l’empereur.
Des kriss réalisés par des forgerons en transes
Plus proches du reptile, les dragons indonésiens constituent des motifs d’ornement omniprésents sur l’architecture, le mobilier, les objets d’art comme les fameux « kriss » dont la lame tortueuse n’est autre qu’une bête mouvante : ils sont réalisés par un forgeron en état de transe, c’est donc l’inspiration divine qui décide des dessins créés. Un kriss Naga Sasra en or, fer, nickel et bois provient du musée de Jakarta, ainsi qu’un collier pectoral représentant deux dragons entrelacés aux yeux de diamants. Dernier détour par le Japon où le dragon considéré comme dieu de la pluie orne de nombreuses fontaines destinées aux ablutions des fidèles. Au cœur des temples, il est gardien des sabres. On dit que le dieu du tonnerre, Susano-wo, dut ruser et endormir l’animal avec du saké pour le vaincre…
Une exposition très riche qui prouve s’il en était besoin, à travers ces représentations artistiques sans cesse renouvelées au fil des siècles, la vitalité d’une créature avec laquelle on n’en a décidément pas terminé.
« Dragons » se tient du 16 avril au 31 octobre, tous les jours, lundi de 14 h à 18 h, du mardi au vendredi de 10 h à 18 h, samedi et dimanche de 10 h à 19 h. Tarifs : 6,5 et 5 euros. MANDEREN (57), château de Malbrouck, tél. 03 82 82 42 92, www.château-malbrouck.com
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Le dragon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°572 du 1 septembre 2005, avec le titre suivant : Le dragon