BORDEAUX
Le CAPC de Bordeaux est l’une des sept étapes européennes de la rétrospective enfin consacrée à Irma Blank, une artiste discrète qui a pris l’écriture comme motif.
Bordeaux. Déracinée de son Allemagne natale pour aller en Italie où, en 1955, âgée de 21 ans, elle choisit de suivre son compagnon, Irma Blank éprouve la perte de ses repères linguistiques. Cela, alors même que la jeune femme doit à sa sensibilité littéraire une relation passionnée avec la langue. Ce choc culturel nourrit un sentiment intime d’incommunicabilité, à l’origine de sa démarche artistique, entièrement consacrée à l’élaboration d’une écriture dessinée, dont cette première rétrospective permet d’apprécier la richesse et la force.
L’exposition du CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux se déploie dans deux galeries en miroir, suggérant les deux hémisphères du cerveau. Dans celle qui ouvre sur la gauche, on découvre les toutes premières « Eingenschriften » [auto-écritures, 1968-1973]. Avec ces exercices répétitifs, l’artiste se lance dans un travail d’écriture systématique faisant abstraction du mot, sorte de griffonnages qui remplissent sur le papier un espace rectangulaire net, comme au pochoir, évoquant la forme d’une page de livre. Les lignes serrées composent une trame dense. Tantôt elles sont d’une linéarité horizontale presque parfaite, tantôt elles ondulent, ou parfois même tracent des directions en étoile ; mais elles laissent toujours deviner un état de concentration extrême.
Le parcours fait ensuite un saut de six ans, pendant lesquels Irma Blank s’adonne à sa série des « Trascrizioni » [transcriptions, 1973 à 1979], présentés dans l’autre partie de l’exposition, pour plonger dans ses « Radical Writings » (1983-1996, voir ill.). L’artiste a alors opté pour le pinceau plat, et pour des formats, de plus en plus grands, dont l’ampleur correspond – elle s’en aperçoit – à celle de sa propre respiration, dans un geste qui engage le corps et l’esprit. Le souffle pose alors la limite d’une toile large d’1,30 mètre, qu’elle double parfois en diptyque, inversant les panneaux afin que leur bordure extérieure, placée au centre, projette une ombre, à la façon de la pliure d’un livre. Le bleu, profond, domine, mais aussi le rose et le rouge, toujours en monochromie. L’ensemble suggère une période d’accomplissement et de plénitude.
Irma Blank, donc, procède par série, chacune définissant un cycle à l’intérieur duquel elle explore librement une méthode définie par un certain nombre de paramètres. Cela reste le cas jusqu’au tracé final de la série « Gehen, Second Life » [aller, seconde vie], suite de lignes tremblées exécutées depuis 2017 par l’artiste, désormais privée de l’usage de sa main droite. Dans la seconde partie de l’exposition, on perd de vue les considérations picturales pour une approche plus typographique de l’œuvre. Plus conceptuelle aussi ; avec les « Trascrizioni », l’artiste, qui a quitté Syracuse (en Sicile) pour Milan, tourne son regard vers le monde de l’édition. Romans, essais, poésie, journaux, elle reproduit les différentes maquettes de ses lectures, avec une application de copiste obsessionnelle. Mais le texte, à l’arrivée, est devenu illisible, le signe privé de signifiant. On pourrait y voir une aporie. Elle, parle de « libération ».
L’exposition est également rythmée par une succession de performances réactivées, comme ce « Concerto Scripturale » qui joue la dimension sonore de la graphie, orchestrée à la manière d’une partition collective et bourdonnante évoquant les rituels de méditation.
La rétrospective, en sept étapes – passant par la France, l’Espagne, la Suisse, Israël et l’Italie –, donne lieu à chaque fois à une scénographie, mais aussi à un focus différent. Le CAPC a choisi de consacrer le sien aux petits ouvrages artisanaux de l’artiste, dont la confection représente, dès 1968, une part importante de sa pratique. Tout, en effet dans ce travail, part du livre, et tout y ramène. Irma Blank utilise d’ailleurs l’expression de « livre de la vie ». « Mon travail est né sur la page et chaque page fait partie d’un même grand livre qui raconte l’histoire de l’indicible », écrit-elle.
Rarement exposé en dehors des foires, où sa galerie bolognaise P420 le présente régulièrement, le travail d’Irma Blank ne jouit pas de la notoriété dont il pourrait légitimement bénéficier. On ne peut qu’espérer que cette rétrospective soit l’occasion de le faire mieux et plus largement connaître.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Le dessein graphique d’Irma Blank