Pour sa première exposition, le Musée d’ethnographie de Genève frappe un grand coup en dévoilant les richesses de la tombe du « Seigneur d’Ucupe », au Pérou.
GENÈVE - Plongés dans l’obscurité, les objets happent d’emblée le visiteur par leur somptuosité : vases-portraits épousant les traits de dignitaires ou de guerriers, masques, ornements de ceinture et diadèmes en cuivre doré ou en argent d’un luxe inouï, bouteilles en forme de condor, d’hippocampe mais aussi d’individus borgnes ou au visage ravagé par la leishmaniose (un type de lèpre transmise par les moustiques). Très vite, cependant, la fascination se teinte d’un léger malaise. Quel peuple fut, en effet, assez fou pour modeler dans le métal ou la terre des scènes d’une telle violence (décapitations, sacrifices humains…), pour imaginer des monstres et un bestiaire d’une telle crudité (êtres à crocs de vampire, félins carnassiers, araignées dont le faciès grimaçant évoque irrésistiblement les visions hallucinées d’un Goya ou d’un Odilon Redon) ? La réponse est à chercher du côté de la culture Mochica, qui s’est épanouie sur la côte nord du Pérou entre le premier et le huitième siècle de notre ère. Contemporaine des Mayas de Méso-Amérique (avec lesquels elle partage bien des traits culturels), cette civilisation a fait couler beaucoup d’encre depuis la découverte spectaculaire, en 2008, de la tombe du « Seigneur d’Ucupe », sur le site de Huaca El Pueblo. Grâce aux efforts conjugués des archéologues Bruno Alva Meneses et Steve Bourget, ont resurgi au grand jour quelque 170 objets métalliques. Leur splendeur et leur nombre trahissent le rang élevé de l’individu dont les restes reposaient encore dans la sépulture. Vraisemblablement âgé d’une vingtaine d’années, ce dernier effectuait son dernier voyage, dans l’au-delà, aux côtés de deux hommes et d’une femme enceinte de six mois.
Offrandes au despote
Faut-il reconnaître dans ce personnage énigmatique l’un de ces potentats Mochica qui régnaient sur leur peuple en usant du pouvoir absolu comme de la terreur ? À contempler l’iconographie des objets déposés dans la tombe, le doute n’est guère permis. Reposant sur une idéologie sacrificielle et une dualité entre le monde des morts et celui des vivants, le « Seigneur d’Ucupe » était bel et bien l’un de ces despotes à qui l’on offrait le sang des sacrifiés en guise de nourriture terrestre. Nullement gratuit, l’art Mochica livre ainsi un répertoire visuel d’une richesse vertigineuse qui constitue la meilleure clé pour pénétrer dans l’univers mental de cette civilisation théocratique. S’y déploient des scènes dignes des toiles les plus cauchemardesques de Jérôme Bosch : meurtres rituels, visions hallucinées de têtes coupées, combats, chasses et captures déversant des flots de sang, rondes de squelettes ou de « morts-vivants » évoquant quelque satanique bacchanale…
On aurait tort, cependant, d’interpréter ces images pour le moins effrayantes comme des délires visuels dépourvus de toute cohérence. « Tous ces objets parvenus jusqu’à nous véhiculent à travers leur décor les valeurs de cette classe dirigeante mais aussi des principes religieux et symboliques complexes basés sur une forme d’écologie rituelle », explique Steve Bourget dans le catalogue. Obsessionnelle, la triade poulpe/araignée/hibou (trois animaux connus pour capturer leurs proies vivantes) est ainsi intimement associée à la figure du dirigeant Mochica. Soit une façon métaphorique de proclamer sa qualité de féroce prédateur régnant symboliquement sur les hommes, mais aussi sur la mer, le ciel et la terre. Lors de la cérémonie du sacrifice sur la montagne, le roi Mochica revêt de la même façon les traits effrayants d’un être à crocs, mi-vampire, mi-félin : une iconographie qui souligne, là aussi, son statut de déité…
Mais ce qui subjugue plus encore, ce sont peut-être ces vases-portraits d’un réalisme troublant qui arborent tantôt des couvre-chefs à effigie de félin, de renard ou d’oiseau, tantôt de simples turbans. Le visage impassible, ils attendent pourtant le coup fatal du sacrifice… Difficile de sortir indemne d’une telle exposition !
Commissariat scientifique : Steve Bourget, conservateur au MEG
Nbre de pièces : env. 300
Muséographie : mcbd architectes, Genève
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L’art macabre et halluciné des Mochica
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Abonnez-vous dès 1 €Les rois Mochica. Divinité et pouvoir dans le Pérou ancien, jusqu’au 3 mai, Musée d’ethnographie de Genève, 65-67, boulevard Carl-Vogt, Genève, tél. 41 22 418 45 50, www.meg-geneve.ch, entrée 15 CHF (env. 14,70 €). Catalogue, coéd. Somogy/MEG, 272 p., 48 CHF/47 €.
Légende photo
Ornement d'oreille représentant un guerrier, Pérou, côte nord, site de Sipán, tombe 6, Mochica, VIe-VIIe siècle, or, turquoise, diam. : 5,4 cm, Museo Tumbas Reales de Sipán, Chiclayo. © Photo: MEG, J. Watts/Ministerio de Cultura del Perú, Lima.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : L’art macabre et halluciné des Mochica