À la Monnaie de Paris, l’art contemporain dispose d’un nouveau supermarché, au risque d’entretenir la confusion sur la valeur des choses.
PARIS - La chose est entendue : l’art est devenu un produit de consommation comme les autres, fût-il, dans le meilleur des cas, porteur de la plus grande intelligence et/ou d’indéniables qualités esthétiques. À la différence que la consommation, en ce domaine, dans son versant acquisition et nullement contemplation, est toujours essentiellement réservée à une élite financière. Or dans « Take Me (I’m Yours) », à la Monnaie de Paris, cette distinction est révolue et l’art est, à l’instar de tout produit, entré de plain-pied dans l’ère d’un consumérisme de masse. Mais déjà Fabrice Hyber, il y a vingt ans, avait transformé le Musée d’art moderne de la Ville de Paris en « Hybermarché ».
La proposition se fonde sur une première version imaginée en 1995 pour la Serpentine Gallery de Londres par Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist, dont l’ambition affichée par le premier est de « tâch[er] de réinventer les modes d’exposition et les modes non seulement du travail artistique, mais aussi de la manière de le montrer ». L’exposition est ici réadaptée, et comprend beaucoup de nouveaux artistes. La manifestation attire les foules, et même en semaine s’étire une file d’attente jusqu’à l’extérieur du bâtiment. C’est que promesse a été faite au public qu’il pourrait, une fois acquitté le prix de son ticket, s’offrir de l’art, s’en emparer, le consommer à satiété ou jusqu’à l’overdose et ce, pour pas un euro de plus. Des sacs sont d’ailleurs distribués dès l’entrée.
Faire le plein d’œuvres
Or si l’idée de l’appropriation, de la manipulation, de la circulation de l’exposition et de l’art apparaît généreuse, elle se heurte à sa mise en œuvre. Certes l’époque est triste et faire souffler une légère brise de folie, même dans le monde policé des musées, n’est pas en soi condamnable ni sacrilège. Ce qui l’est plus c’est de laisser le public, qui ne dispose d’aucun accompagnement lors de sa visite, s’embourber dans une confusion qui lui fait littéralement perdre la valeur des choses – au sens intellectuel et non marchand s’entend.
Regarder évoluer les visiteurs au sein de l’exposition est édifiant. La grande majorité d’entre eux se comportent en effet comme dans un supermarché. Ils « font le plein » et ce, semble-t-il, sans se préoccuper de la nature même de ce qui leur est offert, de l’identité de l’artiste, de la pertinence d’une démarche ou d’un intérêt esthétique. Et, fût-il plus curieux que la moyenne, le spectateur/acteur n’est nullement aidé. Pas un cartel ne l’accompagne. Un livret est bien remis à l’accueil qui dispense un plan numéroté censé renvoyer à de micro notices sur les œuvres et les artistes. Mais, outre qu’il comporte des erreurs de localisation, ce document est d’un emploi si malaisé que son lecteur le plus assidu aura tôt fait de renoncer, et donc de se perdre en se laissant griser par la vague consumériste.
Il y a pourtant du beau monde dans cette exposition, et des propositions fortes et pertinentes, parfois pensées pour l’occasion. Comme celle de Wolfgang Tillmans qui, à côté d’un ordinateur, met à disposition des CD vierges sur lesquels il est possible de graver les catalogues de l’artiste : offrir du savoir en lieu de récompense, voilà qui est bien vu.
Ailleurs le sens se perd. Une salle complète est recouverte de cartes postales de la tour Eiffel, à emporter. Mais qui se soucie de Hans-Peter Feldmann et de son discours critique sur la collection et l’accumulation ? Un beau tapis de bonbons de Felix Gonzalez-Torres en occupe une autre. Mais qui comprendra qu’au-delà de la friandise le Cubain s’empare d’une charge émotive qu’il contribue à faire circuler à travers la dissémination ? Nombreux sont ceux, à la recherche d’une « bonne affaire », à fouiller les tas de vêtements entreposés là par Boltanski. Mais qui va faire le lien avec son travail sur la disparition, la dispersion et la dilution des identités ?
Dans ce concert, peu de travaux traitent du don ou de l’échange. Roman Ondák est de ces artistes-là. Jonathan Horowitz également, dont les socles présentent des objets à prendre qui doivent être remplacés. L’instruction sur un miroir est claire : « Laissez des trucs. Prendre des trucs. » Une injonction bienvenue dans cette course effrénée à l’accumulation.
Commissariat : Christian Boltanski, Hans Ulrich Obrist et Chiara Parisi
Nombre d’artistes : 41
Nombre d’œuvres : une quarantaine
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L’art à l’ère de sa consommation mécanique
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 8 novembre, Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, 75006 Paris, tél. 01 40 46 57 57, www.monnaiedeparis.fr, tlj 11h-19h, jeudi 11h-22h, entrée 12 €. Catalogue, éd. Dilecta, 64 p., 39 €.
Légende photo
Christian Boltanski, Dispersion, 1991-2015. © Photo: Marc Domage.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°443 du 16 octobre 2015, avec le titre suivant : L’art à l’ère de sa consommation mécanique