Cet été, le Mauritshuis à La Haye restaure, dans une salle du musée ouverte au public, le chef-d’œuvre de l’art primitif flamand.
Le temps d’une exposition-dossier, Maître Rogier pourrait-il voler la vedette à Vermeer, la star du Mauritshuis ? Le Musée de La Haye, renommé pour sa riche collection de peintures du Siècle d’or, braque les projecteurs sur une œuvre occupant une place particulière dans son histoire : La Lamentation sur le Christ de Rogier Van der Weyden. Ce chef-d’œuvre est en effet le tableau le plus ancien du Mauritshuis, mais aussi l’unique œuvre de cet artiste conservée dans un musée néerlandais. Un comble quand on connaît l’importance de son auteur parmi les primitifs flamands. Il est en effet tout simplement considéré comme le peintre le plus remarquable de sa génération, après Van Eyck.
Tandis que le maître de Bruges s’est illustré par sa virtuosité technique dans le rendu des détails et son sens inné du réalisme, Van der Weyden s’est, lui, distingué par sa représentation inédite des émotions. Pour la première fois, un artiste parvenait à restituer toutes les facettes des sentiments, et le drame de la condition humaine, tout en suggérant les interactions entre les protagonistes d’une scène grâce à une maîtrise sans précédent du mouvement. Les personnages prennent alors littéralement vie et cessent d’être des stéréotypes rigides. Le peintre, qui est par ailleurs un portraitiste extrêmement prisé, individualise fortement les personnages ; ce qui constitue là encore une vraie nouveauté. Pourtant, la carrière de cet immense artiste demeure étonnamment mal connue. Les historiens de l’art savent seulement avec certitude que Rogier de Le Pasture s’est formé à Tournai chez Robert Campin et que lorsqu’il s’installe à Bruxelles, dont il devient le peintre officiel, il traduit son nom en flamand.
Couvert de commandes, il travaille notamment pour les ducs de Bourgogne et même les Médicis. Hormis ces quelques éléments, on ignore pratiquement tout de sa carrière et de sa production, dont la majorité des œuvres a ensuite été attribuée à tort à d’autres peintres. Les spécialistes espèrent donc que la restauration de La Lamentation, menée en public, ainsi que sa confrontation avec une œuvre similaire (La Mise au tombeau des Offices) permettra non seulement de rendre au panneau sa splendeur, mais aussi de percer quelques mystères entourant Van der Weyden.
Dans le tableau des Offices, accroché en pendant de celui du Mauritshuis le temps de la restauration, Van der Weyden a représenté un cadavre du Christ glorieux, semblant préfigurer la résurrection. Cette œuvre réalisée pour les Médicis reprend ouvertement une célèbre composition de Fra Angelico et s’inspire de l’idéalisme de la peinture italienne. La Lamentation conservée à La Haye tranche diamétralement avec cette vision et propose, au contraire, un réalisme sans concession. La dépouille désarticulée montre déjà les premiers signes de rigidité cadavérique. Tandis que la couleur de la peau du défunt rompt brutalement avec les délicates carnations et les toilettes raffinées des apôtres et des saintes femmes. La recherche du réalisme, chère aux primitifs flamands, s’incarne chez Van der Weyden dans les moindres détails et notamment dans le traitement très individualisé des personnages. Au contraire des stéréotypes interchangeables et rigides que les artistes du Nord peignaient jusque-là, les personnages de Maître Rogier affichent tous des attitudes diversifiées et des expressions singulières et pleines de vie.
La contribution majeure de Rogier Van der Weyden à l’évolution de la peinture est indubitablement sa quête de justesse et d’intensité dans la représentation des émotions. En effet, jamais le naturalisme des sentiments n’avait auparavant été traduit avec une telle finesse et en même temps une telle puissance d’évocation. Maître Rogier tente d’exprimer la vie intérieure de ses personnages et déploie pour ce faire une gamme extrêmement large de sentiments. Toutes les nuances de la douleur du deuil sont ici réunies ; de la tristesse retenue de Marie-Madeleine, à la détresse absolue de la Vierge Marie qui s’effondre littéralement, en passant par les larmes perlant sur les joues de saint Jean. L’artiste manifeste d’ailleurs tout au long de sa vie un intérêt particulier pour les scènes dramatiques et spécialement pour les épisodes de la Passion, qui lui permettent de faire montre de ses talents de fin psychologue. Cet intérêt est totalement en phase avec l’évolution du rapport à la religion à la fin du Moyen Âge, et notamment l’essor spectaculaire des pratiques de dévotion privée.
Selon une pratique extrêmement répandue au Moyen Âge, l’artiste a pris soin de rendre hommage au commanditaire de l’œuvre en le représentant agenouillé et en prière au premier plan du tableau. Peint dans un costume contemporain, le donateur est immédiatement reconnaissable puisqu’anachronique dans cette scène biblique. Son manteau de cérémonie, richement brodé, ainsi que sa mitre et sa crosse nous renseignent sur son statut ; il s’agit d’un évêque. On ne sait hélas rien de plus sur le contexte de la commande de ce tableau ni sur son historique. Au demeurant, comme pour l’écrasante majorité des œuvres de Van der Weyden qui sont fort mal documentées. En effet, malgré l’importance de l’artiste et sa grande renommée de son vivant, sa carrière et sa biographie demeurent étonnamment mal connues. Lorsque La Lamentation a été acquise au XIXe siècle, à la demande expresse du roi William Ier, le panneau n’était même pas attribué à Maître Rogier mais donné à Hans Memling. Ce dernier aurait d’ailleurs été l’élève de Van der Weyden, dont l’atelier était un des plus réputés des Pays-Bas.
Le souci du réalisme qui anime le peintre dans son traitement des personnages et le rendu de leurs émotions se manifeste également dans le choix du paysage servant de toile de fond à cette scène. Bien qu’il s’agisse d’un épisode biblique, l’artiste a ainsi préféré intégrer un paysage flamand, qu’il a pu observer directement, plutôt qu’une Terre sainte fantasmée. Plusieurs éléments architecturaux sont ainsi typiques de l’art de bâtir en usage dans les Flandres à la fin du Moyen Âge, comme les iconiques pignons à gradins ou le colombier. Le caractère réaliste est encore accentué par le traitement pictural et notamment la perspective atmosphérique. Ce procédé qui commence alors à faire florès permet de créer l’illusion de la perspective, non pas grâce à une construction géométrique, mais en tirant profit de la science des couleurs. La répartition savante de couches de peinture extrêmement brillante et transparente réussit en effet à suggérer la profondeur de l’arrière-plan. Cet effet est le résultat de deux inventions révolutionnaires des primitifs flamands : la peinture à l’huile et le pinceau fin.
jusqu’au 9 septembre 2018. Mauritshuis, 29, Plein, Den Haag, Pays-Bas. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, le lundi à partir de 13 h, le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 12,50 à 15,50 €. www.mauritshuis.nl
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Lamentation sur le christ de Rogier Van der Weyden
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°714 du 1 juillet 2018, avec le titre suivant : Lamentation sur le christ de Rogier Van der Weyden