L’exposition devient de plus en plus une expérience plurisensorielle. S’inspirant du cinéma, les concepteurs d’expositions font désormais appel à la musique pour provoquer des émotions et élargir, ainsi, la perception des œuvres exposées.
Si la plupart des expositions se visitent dans un silence ponctué de discrets chuchotements, certaines se parcourent en musique. Les artistes composant la bande-son de leur exposition opèrent, parfois, à la fois dans le champ des arts visuels et de la musique, à l’instar de Brian Eno ou de David Lynch. Mais il peut s’agir aussi de l’association d’un plasticien et d’un musicien, comme pour l’actuelle exposition de Lee Ufan, « Habiter le temps », au Centre Pompidou-Metz, dont la bande-son est composée par RyūichiSakamoto, ou de l’exposition « Doisneau et la musique », actuellement à la Cité de la musique, dont l’accompagnement sonore est signé Moriarty. Il peut aussi s’agir de la diffusion de morceaux existants comme à l’Atelier des lumières, où se tient l’exposition immersive Van Gogh sur la musique de Lully, Miles Davis et Janis Joplin. Mais que vient donc faire la musique dans une exposition si elle n’en est pas le principal sujet ?
La matière sonore intègre le champ des arts plastiques dès les avant-gardes du XXe siècle ; les jeux de synesthésie entre arts visuels et musique abondent, notamment dans les explorations de Kandinsky, Schwitters, Kupka et Chagall, pour aboutir à l’abstraction. À la fin des années 1920, le cinéma subit aussi des changements esthétiques majeurs grâce aux progrès de l’enregistrement audio. Si le cinéma est muet, la musique est déjà associée à l’image. Pour pallier l’absence de piste sonore sur la pellicule 35 mm des frères Lumière, il était courant qu’un orchestre joue en direct lors de la projection. En 1927, sort Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland, premier film comportant des scènes chantées enregistrées sur support. La matérialisation du son sur le disque de cire, puis sur la pellicule, ne nécessite plus la présence physique de musiciens. La musique se fond dans l’image pour former une nouvelle entité. Cette même année, le cinéaste russe Sergueï Eisenstein publie son Manifeste du contrepoint orchestral, qui préconise le décalage entre image et son, ainsi « désynchronisés », afin d’éviter au cinéma de devenir du théâtre filmé.
La bande-son au cinéma est rarement réduite à la retranscription synchrone de bruits réels de la scène. La musique y est même considérée comme un art à part entière, en témoigne la catégorie de la meilleure musique de film créée dès 1934 aux Oscars. Cette association nouvelle de deux médiums fait surgir une dimension narrative qui souligne leur interdépendance. En 1985, Gilles Deleuze résume ce paradoxe dans son ouvrage L’Image-temps : « Le visuel et le sonore ne reconstituent pas un tout, mais entrent dans un rapport “irrationnel” suivant deux trajectoires dissymétriques. L’image audiovisuelle n’est pas un tout, “c’est une fusion de la déchirure” », reprenant l’expression du réalisateur allemand Syberberg. En 2016, dans son ouvrage Journal audiobiographique, l’essayiste Alexandre Castant cite un entretien dans lequel le compositeur Michel Fano évoque sa collaboration avec le cinéaste Alain Robbe-Grillet : « Trouver un son qui est en béance par rapport à une image fait travailler le spectateur, et c’est essentiel. »
Cet écart entre ce que l’on voit et ce que l’on entend sous-tend justement l’exposition « Doisneau et la musique », mise en musique par le groupe folk Moriarty. La commissaire Clémentine Deroudille voulait éviter l’écueil « journalistique » d’une illustration sonore d’époque, faisant appel aux Moriarty pour révéler la modernité des photographies de son grand-père. Pour Stephan Zimmerli, membre du groupe, « le décalage entre notre musique et les photographies de Doisneau ouvre une petite brèche dans l’imaginaire du spectateur qui peut alors recomposer le fil ». Les Moriarty ont directement composé face aux photographies projetées dans le studio, veillant à trouver l’adéquation la plus juste entre leur identité musicale et le sujet de l’exposition : « Il était essentiel de savoir au service de quel artiste nous mettions notre créativité. Notre but était de faire entendre les photos de Doisneau », explique Stephan Zimmerli.
Également architecte, ce dernier a conçu la scénographie de l’exposition à partir du son, reportant toutes les zones d’émission sonore et le thème musical associé sur un « dessin architectural » du parcours. Le visiteur se fait ainsi son propre film : par son déplacement, il est la caméra subjective d’un travelling où se succèdent les séries de photographies, et la musique modifie l’expérience de l’exposition tout autant qu’elle la conditionne. L’analogie entre salle de musée et salle de cinéma peut aller plus loin.
Le film Vertigo est une visite du Louvre tournée en 2013 pour Arte à la manière d’Alfred Hitchcock. Dans ce film, la tension dramatique est accentuée grâce à la bande-son empruntée au compositeur Bernard Herrmann, musique qui illustrait la célèbre scène où Scottie épie Madeleine contemplant le troublant portrait de sa tante. Cette mise en abyme montre combien la musique oriente émotionnellement, comme au cinéma, le regard sur l’œuvre d’art. « La musique enrichit notre regard tout en l’interprétant, ce qui peut être aussi une limite », souligne Gianfranco Iannuzzi, directeur artistique des expositions à l’Atelier des lumières. Cette attention portée aux conditions de perception entre musée et cinéma est au cœur de l’expérience menée par Mathieu Copeland avec L’Exposition d’un film (2014), long métrage composé de quarante-cinq œuvres visuelles, dont la bande-son, œuvre d’art à part entière, était spatialisée grâce au système de diffusion multicanal 5.1 propre à la salle de cinéma. « Il est fondamental que le son n’illustre pas l’image mais que les deux offrent une expérience nouvelle et renouvelée au spectateur », explique-t-il. « Je cherche une confrontation qui génère une troisième entité à la fois abstraite et absente, qui s’incarne en nous le temps de l’expérience de l’œuvre. »
Le cinéaste Morgan Fisher, qui participait à L’Exposition d’un film, expliquait à cette occasion : « Au musée, on garde le contrôle sur notre relation à l’objet regardé […], c’est le visiteur qui régit la durée […]. Au cinéma, son seul choix porte sur le film. Durant la projection d’un film traditionnel, on est supposé rester passif. On prend congé de soi-même, on évite d’avoir à penser. » La bande-son d’exposition est un entre-deux, la liberté de déplacement du visiteur est contrainte par l’audio, la musique instaurant une ambiance émotionnelle qui influe sur le rythme du regard. Cette notion d’espace-temps de la perception fonde l’approche de Romaric Defrance, compositeur au studio Scopitone qui produit des bandes-son pour les musées : « Pour une musique de film, la durée de chaque scène est connue, ce qui permet de maîtriser le parcours émotionnel du spectateur, alors que dans une exposition, on ne sait pas combien de temps il va rester au contact de l’œuvre. Le visiteur est incité à suivre un cheminement conçu par les contrastes entre silences et sources sonores. » Un avis partagé par Emma Lavigne, directrice du Centre Pompidou-Metz : « La musique peut inciter à rester plus longtemps dans l’espace d’exposition en imposant un rythme. Ce qui m’intéresse, c’est cette expérience multisensorielle de l’espace d’exposition et l’élargissement de la définition même de l’œuvre d’art. L’expérience collective du son est aussi très importante. »
Si la musique donne le tempo, elle participe aussi d’une mise à disposition du regard mais aussi d’une réception sensorielle, et non intellectuelle des œuvres, tout en influant sur la narration du parcours d’exposition. La bande-son enregistrée « permet l’évacuation du regard pour se concentrer sur d’autres types de perceptions », souligne Emma Lavigne. Dans Journal de mes sons, dans le chapitre « Musique de film » écrit en 1950, le plasticien et compositeur Pierre Henry distingue deux utilisations du son au cinéma, qui font écho à l’espace muséal. L’une permet de « situer le récit, accentuer l’atmosphère émotive », tandis que l’autre sert l’expression du montage « métrique, rythmique, tonal et même montage des couleurs, dont la forme est un contenu au même titre que le récit est le contenu descriptif psychologique ou anecdotique du film. Il s’agit là non de raconter à quelqu’un, mais d’agir sur ce quelqu’un, bref, de faire entrer le corps en vibration. »
Un équilibre audiovisuel à l’œuvre dans l’exposition monographique de l’artiste coréen Lee Ufan, « Habiter le temps », dont RyūichiSakamoto a fait la bande-son, conçue comme le « pendant sonore » des œuvres plastiques présentées. Le compositeur japonais, qui a composé plusieurs musiques de films, s’intéresse depuis peu aux propriétés sonores de matières telles que le verre ou le métal qui entrent ici en correspondance avec l’aspect minéral des œuvres de Lee Ufan dans l’ensemble de l’espace d’exposition, évitant l’écueil de l’illustration d’un son attribué à chaque pièce. L’effet de synesthésie est amplifié par la mise en espace des œuvres et de la bande-son, mais aussi par l’intensité soigneusement réglée du volume sonore comme de l’éclairage. Les jeux de correspondances entre les peintures et sculptures de Lee Ufan et la matière sonore de RyūichiSakamoto s’entrelacent subtilement. Les notions d’apparition et de disparition fondent le travail de Lee Ufan : les dégradés colorés étalés par de larges pinceaux surgissent du blanc du mur ou de la toile, ces espaces non peints semblables au silence d’où émergent des sons. « La matière sonore efface certains autres sons », note Lee Ufan. La musique n’est pas constante, laissant parfois place à des nappes de silence. L’artiste coréen explique qu’il n’y a pas « de lien direct » entre la musique et les œuvres : « Le rôle de la musique est de faire vibrer la vue et l’ouïe dans un même espace. »
Si Lee Ufan a parfois demandé le silence au personnel du musée qui montait l’exposition afin de réaliser certaines œuvres sur place, il explique qu’il perçoit toujours une musique intérieurement. Dans l’exposition « Habiter le temps », matières sonores et visuelles procèdent du même dialogue qu’au cinéma. La bande-son suggère, émeut, évoque et se fait l’écho invisible de l’image. Toutefois, son recours ne doit pas être systématique pour préserver la qualité de sa présence comme celle de son absence qui, ponctuée de discrets chuchotements, laisse cheminer le regard enveloppé de cette autre musique chère à John Cage qu’est le silence.
À Orsay, Puvis de Chavannes inspire Abd Al Malik
À l’occasion de l’exposition « Le modèle noir, de Géricault à Matisse », au Musée d’Orsay jusqu’au 21 juillet, le slameur et essayiste Abd Al Malik vient de sortir un livre-disque intitulé Le Jeune Noir à l’épée, en référence au tableau peint en 1850 par Pierre Puvis de Chavannes. Neuf titres composés d’après quatre tableaux figurant dans l’exposition, Étude de Nègre de Théodore Chassériau, Jeune Noir à l’épée de Pierre Puvis de Chavannes, Olympia et Portrait de Jeanne Duval (La maîtresse de Baudelaire) d’Édouard Manet, déroulent un « long poème pictural mis en musique » à travers lequel s’expriment ces modèles noirs. Dans le livre accompagnant l’album, quarante photographies de Fabien Coste d’œuvres de l’exposition sont mises en regard de la prose d’Abd Al Malik, qui côtoie la poésie de Charles Baudelaire et la philosophie d’Édouard Glissant. Abd Al Malik et le chorégraphe Salia Sanou ont également conçu un spectacle inspiré de l’exposition qui sera présenté à l’auditorium du musée, du 4 au 7 avril.
Céline Garcia-Carré
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La musique, à l’origine d’un nouveau type d’expositions immersives
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : La musique, à l’origine d’un nouveau type d’expositions immersives