La Méditation de Saint Jean-Baptiste de Jérôme Bosch

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 12 septembre 2012 - 1142 mots

Dans le cadre de « Lille3000 Fantastic », le Palais des beaux-arts
de Lille explore, dans une exposition d’envergure, la production picturale flamande du XVIe siècle, et particulièrement le genre
du paysage si présent dans l’œuvre de Bosch.

Cent. C’est le nombre d’œuvres que la manifestation lilloise convoque pour balayer un siècle de paysages flamands, un siècle qui vit des artistes révolutionner le panorama du monde, la taille des figures, l’échelle des valeurs, la palette des couleurs. Un siècle où des peintres firent surgir la surnature des choses, leur caractère éminemment terrestre et céleste, prosaïque et symbolique, quand la foi innervait la vision du moindre élément de l’ici-bas.

La surréalité du monde
Si les mousquetaires sont alors au nombre de quatre – Bosch, Brueghel, Bles et Bril –, les prétendus seconds couteaux sont des lames pour le moins affûtées, en témoignent la richesse chromatique des Épreuves de Job de Jan Mandijn et l’inventivité plastique de Loth et ses filles de Kerstiaen de Keuninck.
Jérôme Bosch perfore la nature, traverse les feuillages, sonde les eaux pour exhumer un bestiaire fourmillant, peuplé de monstres silencieux mais éloquents, quand le familier le dispute à l’extraordinaire. Herri Met de Bles voit loin, très loin. Il étire et ouvre la perspective, faisant du planisphère un microcosme infini et dédaléen, anthropomorphique et inquiet (La Montée au Calvaire). Pieter Brueghel le Jeune dévoile, derrière la prose du quotidien, la fable invisible, celle où le saint côtoie le paysan et où la beauté immémoriale jouxte la créature hybride. Paul Bril transfigure le réel, élabore des paysages visionnaires encore chauds de la leçon maniériste (Le Naufrage de Jonas).

Le monde devient une vaste féerie, une scène chimérique, une saynète gigantesque. L’anecdotique et l’incroyable marchent main dans la main. L’élixir de l’étrange rend cette terre ivre de monstruosités, de bizarreries spirituelles, de sanctifications apocryphes. Le mystérieux et le merveilleux ont déserté l’extraordinaire pour venir habiter nos certitudes, le peintre a renoncé aux préséances de la vue pour les extravagances de la vision. Tous, de Goya à Ernst en passant par Redon, se souviendront de ces paysages intérieurs et de ces contrées obsédantes, comme ceux de cette Méditation de saint Jean-Baptiste de Bosch.

1 Jean-Baptiste - L’ermite mélancolique

C’est dans le désert, nous disent les textes, que Jean-Baptiste mène une vie d’ascèse, loin du tumulte du monde et des marchands du Temple. Seul, le saint médite, la tête reposant sur sa main, comme le font les mélancoliques. Barbe fournie et cheveux longs, il a tous les attributs de ces ermites que Bosch aima souvent à peindre, à l’image de Jérôme, perdu lui aussi dans de hautes solitudes. Le corps de Jean-Baptiste, scindé en deux par la plante exubérante qui occupe le centre de la toile, est long lui aussi, presque trop long, improbable et maniériste. Le vêtement du saint tranche : par son incarnat, qui contraste avec les couleurs sourdes du paysage, et par ses plis sculpturaux, comme indifférents au travail d’orfèvre qui caractérise l’ensemble du tableau. Figure du recueillement, le Baptiste devine-t-il l’Histoire à venir ? Lui qui se nourrit de sauterelles et de miel sauvage, songe-t-il aux renoncements consentis, à cette vie retirée d’un monde que, bientôt, un Sauveur rachètera ? L’humeur paraît sombre et la bile noire à l’heure où la tristesse semble devoir être toujours le prix de la sagesse.

2 L’agneau symbole du mystère

La littéralité est rare en cette époque. La limpidité et la simplicité sont inusuelles. Peut-être même sont-elles proscrites. C’est entre les lignes que le sens s’écrit, qu’il se révèle. C’est derrière le truisme que se nichent la vérité et, avec elle la morale. Ainsi, le goût flamand pour la fable, pour le merveilleux et leurs formes d’énonciation peuvent aisément garantir une grande richesse polysémique. Charge au regardeur de pénétrer le sens, d’interpréter l’image. Or, Jérôme Bosch sait, comme nul autre, associer l’axiome et le mystère, conjoindre dans une même œuvre l’intelligibilité et l’hermétisme. L’agneau participe du premier registre : aisé à comprendre, il renvoie sans conteste au Christ, à cet Agnus Dei qui expiera les péchés de l’humanité. L’index du Baptiste, dirigé vers l’animal immaculé, vient insister sur le sens – du tableau et de la lecture. La racine qui lézarde la pierre rappelle, quant à elle, que bientôt le sens – du monde – se fissurera et qu’une résurrection en bouleversera la destinée. Le symbole comme une clé vers l’invisible, comme la prononciation de l’ineffable, quand la vérité se loge entre l’évidence et le silence. Le symbole comme le sésame du mystère.

3 La plante - Le sens monstrueux

Disposée au centre de la composition, qu’elle articule plastiquement, la plante appartient au registre de l’hermétisme. Du reste, l’exégèse peine à interpréter pleinement la présence de cette protubérance végétale formée, en sa partie basse, par un buisson touffu que coiffe un gros fruit sphérique, à la couleur du lait. Cette forme indistincte et énigmatique, qui vient perturber le regard et l’interprétation, assume ici le rôle du fantastique. Entre le feuillage et la liane, entre la flore et la faune, ce curieux germe atteste, dans la peinture de Bosch – que l’on songe au Jardin des délices (vers 1504) –, la proximité du naturel et du surnaturel. L’hybride est la forme du monstre, du composite, quand le familier se mélange avec l’extravagant. Inquiétante étrangeté que cette plante qui ne dit son nom. Faut-il voir en cette mandragore le refuge du maléfique, la sève du démoniaque ? Faut-il s’inquiéter de cette forme indistincte dont on pressent, derrière le masque végétal, la part humaine, si humaine ? Ne doit-on pas lui concéder un anthropomorphisme troublant – un profil grimaçant et un œil hypertrophié, où vient se nourrir un oiseau ? Ne faut-il pas relire Bataille et revoir Hitchcock pour en mesurer tout à fait l’effrayante fascination ?

4 Le paysage - Le lointain microscopique

Des animaux éparpillés, des arbres dispersés, des roches saillantes, des montagnes arasées : ici, le paysage est sans fin. Immense et infini. Comme l’est le monde et, par voie de conséquence, le pouvoir du peintre, décidé à en illustrer la richesse comme la variété.Une lumière bleutée, presque léonardesque, inonde certains reliefs tandis que des nuances dorées, presque ouatées, gorgent la plaine. Splendide, l’univers resplendit. Vérité tautologique que Bosch décline avec soin, irradiant le paysage dans une beauté solaire, suturant l’espace par des transitions onctueuses. À portée d’œil, le lointain semble à portée de main. Près, il nous est proche, et familier. Volontiers immémorial. Le désert qui abrite saint Jean-Baptiste n’est pas désertique. Il est peuplé de mille et une formes, animales et végétales, d’une multitude d’espèces diaprées. Infini, il est interminable. Par monts et par vaux, il déploie sa profondeur illimitée. En restituant la géographie, la théologie et la fable, Bosch explore la physique, la métaphysique et la pataphysique. Il donne accès à l’invisible symbolique comme à l’invisible optique pour bouleverser à jamais l’expérience rétinienne.

Repères

Vers 1450 Naissance de Hieronymus van Aken à Bois-le-Duc, ville qui lui donne son nom : Bosch.

1490-1500 La Nef des fous, conservée au Musée du Louvre. Début XVIe Voyage à Venise.

1503-1504 Le triptyque Le Jardin des délices, conservé au Musée du Prado.

1516 Jérôme Bosch décède dans sa ville natale.


Autour de l’exposition - Informations pratiques.

« Fables du paysage flamand : Bosch, Brueghel, Bles, Bril », du 6 octobre au 14 janvier 2013. Palais des beaux-arts de Lille. Ouvert le lundi de 14 h à 18 h et du mercredi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturnes le samedi et le dimanche jusqu’à 19 h. Tarifs : 6,5 et 5 €. www.pba-lille.fr

Parallèlement, le Palais des beaux-arts présente jusqu’au 14 janvier 2013 l’exposition « Babel », exposition d’art contemporain consacrée au thème universel de la tour de Babel, la plus célèbre des allégories architecturales de l’histoire de l’art. Avec des œuvres de Kiefer, des frères Chapman, de Zhenjun, de Fischer…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°650 du 1 octobre 2012, avec le titre suivant : La Méditation de Saint Jean-Baptiste de Jérôme Bosch

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