Louis Vuitton et Edun, la marque créée par Bono et sa femme Ali Hewson pour développer le commerce avec l’Afrique, organisent du 5 au 17 octobre l’exposition « Africa Rising » à Paris (1). Pour l’occasion, Jean Pigozzi, plus important collectionneur d’art africain au monde, y expose des œuvres provenant de son fonds. Ce philanthrope, homme d’affaires et photographe, fils du fondateur de la marque automobile Simca, partage sa vie entre Paris, Londres, New York et Antibes. Jean Pigozzi commente l’actualité.
Pourquoi vous êtes-vous associé à Edun pour cette exposition ?
Je connais Bono et Ali Hewson depuis quinze ans et nous sommes très amis. Bono m’a appelé il y a deux mois en me disant que la marque Edun et Louis Vuitton allaient ouvrir un pop-up store [boutique éphémère] à Paris. Edun est très impliqué en Afrique, et Bono m’offrait l’opportunité de montrer de l’art de ce continent. Je lui ai dit que je voudrais exposer de « nouvelles » photos de Seydou Keïta et des pièces de Lilanga. Et il a accepté. L’exposition comprend donc vingt-huit photos de Keïta, une trentaine de sculptures de Lilanga et une commande que j’avais passée à ce dernier un an avant sa mort : des petites statues de gens assez gros.
D’où viennent les images inédites de Keïta ?
Nous avons publié une monographie de Keïta en 1997 (2) qui contenait toutes les photos que nous avons montrées depuis. Cet été, je me suis replongé dans mes archives et j’ai trouvé des centaines de nouvelles photos extraordinaires. J’ai d’ailleurs lancé un site Internet (www.seydoukeitaphotographer.com) sur lequel sont publiées et vendues certaines d’entre elles. Ce sont de nouveaux tirages, qui ne sont évidemment pas signés par Keïta, mais sont réalisés par le même tireur de chez Picto. Ces images seront d’un tirage limité à vingt chacune, avec un certificat. Cela sera très sérieux.
Menez-vous cette opération en accord avec la famille du photographe ?
Évidemment. Après une longue bagarre qui est finie, nous pouvons vendre des photos avec la famille. Une partie de l’argent sera reversée pour le développement de l’Afrique.
C’est la première fois que vous devenez marchand…
Oui, c’est la première fois de ma vie que je fais du commerce. Je le fais parce que les photos sont reproductibles. J’adore aussi le travail de Lilanga et nous avons réalisé, l’année dernière, un foulard avec Hermès. Lilanga est un autre artiste dont j’ai les droits, achetés il y a longtemps. Je voudrais faire d’autres choses avec son travail, des chemises, des produits dérivés de grande qualité. J’ai connu Warhol dans les années 1970, et les produits dérivés n’existaient pas à l’époque. Aujourd’hui, nous avons Warhol partout. Certains artistes s’y prêtent, comme Lilanga. D’autres pas.
Comment est née cette collaboration avec Hermès ?
Pierre-Alexis Dumas [directeur artistique d’Hermès] connaissait ma collection et, un jour, il est venu la voir au port franc de Genève. Il m’a dit qu’il voulait faire un carré avec George Lilanga et une serviette de bain avec Esther Mahlangu. Cela a été une expérience extraordinaire de travailler avec Hermès. Nous ne pouvions pas aller plus haut. Pour un début, nous étions au maximum de la qualité. Beaucoup de Chinois et de Japonais ont acheté ces carrés ; cela montre que les gens sont ouverts à l’art africain. Même des bourgeoises, qui s’habillent chez Saint Laurent ou Gucci, sont prêtes à se promener avec un foulard de Lilanga sur la tête !
Aujourd’hui, vous possédez l’une des collections d’art africain les plus importantes au monde…
Je n’en connais pas d’autres. Cela a été un travail titanesque, qui nous a pris vingt-deux ans avec André Magnin, longtemps directeur artistique de ma collection. Si l’on a beaucoup d’argent et du goût, entre Berlin, Londres, Paris, New York et Los Angeles, on peut faire une collection d’art minimal ou de pop art… Pour constituer une collection africaine, même si l’on a autant d’argent que l’on veut, c’est difficile parce qu’il n’y a pas de galeries, les complications sont gigantesques, sans compter les problèmes de transport, de casse, d’artistes qui disparaissent, de transferts d’argent, de corruption… C’est ce qui explique, à mon avis, pourquoi il n’y en a pas beaucoup d’autres. Le travail de sélection des œuvres ne représente que 20 %. Aujourd’hui, je continue d’acheter malgré le départ d’André Magnin et j’essaie de trouver de nouveaux artistes.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à l’Afrique ?
J’avais une petite collection, avec de petits Warhol, Francesco Clemente ou Sol LeWitt. J’avais les bons noms mais les mauvaises pièces. Le jour de la fermeture de l’exposition « Les magiciens de la terre » [au Centre Pompidou, à Paris, en 1989], j’ai vu quatre ou cinq artistes africains qui m’ont complètement époustouflé. À l’époque, je pensais que l’art africain se réduisait à des masques en bois ou des choses pour touristes que l’on voit à l’aéroport de Nairobi. Je ne soupçonnais pas l’existence d’artistes de la force de Chéri Samba, Bruly Bouabré ou Kingelez, qui sont au même niveau que Hirst ou Murakami. Je me suis toujours intéressé, même dans mes affaires, à sortir des sentiers battus. J’ai eu la grande chance de rencontrer André Magnin, qui a sillonné l’Afrique. Je l’ai beaucoup soutenu, nous avons travaillé ensemble pour monter cette collection. Et j’en suis incroyablement fier. Après l’avoir exposée au Guggenheim à Bilbao, et dans bien d’autres musées dans le monde, je crois que les gens réalisent que ce travail est important. Mais ni Beaubourg [à Paris], ni la Tate [à Londres], ni le MoMA [à New York], ni le Lacma [à Los Angeles] n’ont de conservateur pour l’Afrique contemporaine, encore moins de département. C’est quand même extraordinaire que l’on ait oublié un continent aussi important que l’Afrique ! Et il n’y a pas non plus de galeries sérieuses, alors qu’il en existe pour l’Inde ou la Chine. Les gens commencent toutefois à s’y intéresser et je pense qu’il va y avoir un boum.
On vous a prêté l’intention de créer une fondation. Où en est ce projet ?
Hélas, je ne suis pas Bill Gates, sinon je construirais une jolie fondation à Paris, Londres ou New York. Je vais voir ce que je peux faire. Premièrement, il faut trouver un endroit qui ne soit pas loin d’une capitale. J’en parle avec plusieurs personnes, notamment celles s’occupant de l’île Seguin [Hauts-de-Seine], mais elles n’ont pas d’argent. Il faudrait que j’arrive avec 30 millions d’euros ! Ensuite, il faut laisser un important fonds de roulement. Je cherche donc des idées. Ma grande angoisse, c’est qu’au moment de ma mort, cette collection soit mal dispersée par une maison de ventes. Ma mission est vraiment de trouver un lieu pour déposer ma collection et, ensuite, pour montrer d’autres artistes africains vivant en Afrique. Il y a des milliers de très mauvais artistes africains, mais les bons n’ont aucun moyen d’exposer leurs œuvres, même en Afrique. Je voudrais devenir l’ambassadeur des arts visuels africains dans le monde.
Avez-vous aussi l’intention d’aider des structures sur place ?
L’une de mes idées folles serait d’aménager un camion qui sillonnerait l’Afrique. Je pourrais y montrer des œuvres, faire des projections pour les gens, les enfants. Je voudrais trouver des sponsors pour le financer. Ce camion pourrait ensuite se déplacer ailleurs, en Europe par exemple. Cette diffusion passe évidemment aussi par Internet. Mon site www.caacart.com est pour moi très important. C’est l’un de mes seuls moyens pour montrer ma collection.
Aujourd’hui, vous vous intéressez aussi aux jeunes artistes japonais…
Après avoir été au Japon il y a trois ans comme invité de Murakami lors de sa foire « Geisai », j’ai eu un autre choc. Pour moi, les jeunes artistes japonais faisaient du manga. J’ai découvert, en fait, un énorme univers. J’ai commencé à les collectionner, et je suis époustouflé par la force, l’imagination et la qualité de leur travail. J’achète les pièces des créateurs nés après 1980. J’ai aussi un site Internet pour les montrer : www.japigozzicollection.com. 40 % des artistes de cette collection sont des femmes. La qualité des œuvres est surprenante.
Avez-vous déjà exposé cette collection japonaise ?
Jamais. Mais nous sommes en train de travailler sur une exposition en février 2011 au Magasin, à Grenoble. Nous allons y montrer une partie de la collection africaine et une autre de la collection japonaise. L’artiste Carsten Höller en sera le commissaire. Cela va être absolument révolutionnaire ! Il pourrait s’agir d’un remix des « Magiciens de la terre » en version techno ! Ensuite, nous espérons pouvoir montrer ce projet au Garage, à Moscou, et à l’UCCA, à Pékin.
Vous avez exposé vos photographies à Berlin en 2009 et à Arles cet été. Vous venez aussi de publier un livre, Catalogue déraisonné (éd. Steidl). Vous considérez-vous aussi comme un artiste ?
Je me considère comme un chroniqueur du monde actuel, qui fait des photos assez amusantes. J’ai chroniqué ma vie depuis l’âge de 12 ans d’une façon assez originale. Ce livre retrace trente ans de ma vie. Je ne me compare pas à Avedon, Cartier-Bresson ou Robert Frank, ce sont mes maîtres. Mais étant dyslexique, je n’écris pas : mes photos sont mon journal visuel. Je les expose d’ailleurs à partir du 7 novembre chez Gagosian, à New York.
Quelle exposition vous a-t-elle marquée récemment ?
« Giacometti & Maeght », cet été, à la Fondation Maeght [à Saint-Paul-de-Vence]. Je connais bien l’œuvre de Giacometti, mais il y avait des petites pièces extraordinaires. Le lieu est formidable. J’ai beaucoup aimé cette exposition, tout comme « Dreamlands » au Centre Pompidou [à Paris], à qui nous avions prêté une pièce de Kingelez.
(1) 1, rue du Pont-Neuf, 75001 Paris
(2) André Magnin, Seydou Keïta, éd. Scalo
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Jean Pigozzi, collectionneur d’art contemporain africain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°332 du 8 octobre 2010, avec le titre suivant : Jean Pigozzi, collectionneur d’art contemporain africain