Entretien

Jannis Kounellis : « Je ne me suis jamais considéré comme un moderniste »

Artiste

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 30 décembre 2014 - 745 mots

Né en Grèce en 1936 et installé à Rome depuis 1956, Jannis Kounellis a été l’un des piliers (aux côtés de Mario Merz, Giovanni Anselmo, Luciano Fabro, Giuseppe Penone…) du mouvement de l’arte povera créé par le critique Germano Celant en 1967. Le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne a invité l’artiste à réaliser une œuvre in situ et retrace 25 ans de ses créations.

Avec le recul quel regard portez-vous sur l’aventure de l’arte povera ?
L’arte povera n’est pas né d’un manifeste, ni d’une déclaration, ce qui fait que le mouvement a été moins dogmatique que d’autres. Nous étions des personnalités différentes qui avions comme point commun le désir de sortir du cadre du tableau. Ce qui ne veut pas dire sortir de la peinture, au contraire. Mais sortir du tableau nous paraissait la meilleure solution pour avoir une disponibilité, un dialogue avec les autres, avec l’extérieur. Nous étions encore dans un climat d’après-guerre et nous ressentions un besoin très fort d’établir des liens avec la France, l’Allemagne, l’Europe en général, comme le montrent d’ailleurs les expositions que nous avons faites à l’époque.

En quoi le fait de sortir du tableau vous donnait-il plus de disponibilité ?
Je me souviens que pour ma première exposition dans un musée, à Lucerne, en Suisse, en 1977, j’étais arrivé comme ça, les mains dans les poches. Je n’avais rien envoyé avant, je n’apportais rien. Cette façon de vivre dans l’espace, et même vivre l’espace, devenait une prérogative. S’insérer ainsi dans l’espace, sans aucun a priori, donnait tout de suite l’un des éléments d’une dialectique et la possibilité d’une dramaturgie.

Commet définiriez-vous cette dramaturgie ?
Elle s’inscrit dans l’histoire de l’expérience picturale de l’Italie. Toute la peinture italienne est dramaturgique, il suffit de penser au Caravage. Mais si cette dramaturgie est inhérente à l’identité profonde italienne, elle va aussi au-delà. L’origine du monde de Courbet, c’est dramatique. Les Demoiselles d’Avignon, c’est dramatique. Je parle évidemment de langage. Et Goya et tant d’autres. En fait, tout ce qui met l’homme au centre de l’image est dramatique. En commençant bien sûr par le Christ dont les représentations sont dramatiques. Mon intuition est que le drame se trouve dans les entrailles de l’Antiquité.

Une exposition comme celle du Musée de Saint-Étienne est-elle encore pour vous dans l’esprit de l’arte povera ?
C’est difficile à dire, mais oui. Le langage est resté le mien. Je suis comme un cubiste quarante ans plus tard, qui pourrait dire, je n’appartiens plus au cubisme, je ne peins plus du cubisme, je suis cubiste. L’exposition de Saint-Étienne n’est pas une rétrospective mais elle montre des œuvres récentes, comme le grand labyrinthe central [Elementi labirinto] et d’autres plus anciennes, dont une de 1968. Mais je procède toujours ainsi, comme dans mes catalogues où j’aime voir se mêler des œuvres d’époques différentes car elles ne sont pas dépendantes d’une atmosphère. Depuis mes débuts, il n’y jamais eu d’œuvres atmosphériques dans mon travail, c’est très important. Je ne me suis jamais considéré comme un moderniste.

Qu’entendez-vous par atmosphère ?
C’est la différence entre les impressionnistes et les cubistes. Le cubisme n’a pas d’atmosphère, la Renaissance non plus. L’un et l’autre sont cosa mentale [issues de l’esprit].

Comment vivez-vous le fait que l’arte povera est aujourd’hui devenu un art cher ?
Je n’en pense rien. Les œuvres sont mises sur le marché à un moment, elles atteignent tel ou tel prix, mais elles ne sont plus en notre propriété. Que peut faire un artiste face à une œuvre qui ne lui appartient plus ? Comment réagir face à une œuvre qui a été achetée à la fin des années 1960, qui a changé plusieurs fois de propriétaire et qui va se vendre X euros ou peut-être même ne pas se vendre. L’artiste ne peut rien faire. On dit que les artistes de l’arte povera sont devenus riches. Déjà, ce n’est pas le cas de tous, loin de la. Ensuite nos œuvres n’ont jamais été données. Certaines ont certainement été vendues à des prix relativement bas à l’époque, mais c’était il y a longtemps et nous étions alors de jeunes artistes. Aujourd’hui, nous avons 50 ans de travail derrière nous et surtout nous avons créé un langage. Et le prix d’une œuvre dépend aussi de la biographie, du langage de l’artiste, de son capital historique sur le plan social. L’adjectif povera a toujours été ambigu à cet égard : povera ne s’est jamais appliqué à une économie. Il concernait avant tout les matériaux utilisés.

Jannis Kounellis

Jusqu’au 4 janvier, Musée d’art moderne et d’art contemporain de Saint-Étienne Métropole, rue Fernand Léger, 42270 Saint-Priest-en-Jarez, tél. 04 77 79 52 52, www.mam-st-etienne.fr, 10h-18h, tlj, sauf mardi, entrée 5 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°426 du 2 janvier 2015, avec le titre suivant : Jannis Kounellis : « Je ne me suis jamais considéré comme un moderniste »

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