L’exposition à la Maison nationale des artistes est une invitation au voyage dans les images-poèmes de Jacqueline Duhême, femme libre et indépendante à la vie foisonnante, talentueuse coloriste qui a illustré pour la jeunesse les plus grands auteurs du XXe siècle.
Du haut de ses 4 ans, la petite Duhême dessine la vie de sa boulangère : dessins qu’elle offre contre un croissant ! Ce goût de dessiner, en toutes circonstances, ne l’a jamais quittée. À 13 ans seulement, elle entre aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, alors élève de l’affichiste Paul Colin. Et devient, âgée à peine de 20 ans, aide d’atelier chez Henri Matisse à Vence, habitant pendant deux ans dans la villa du célèbre peintre. De cette expérience fondatrice, à travers laquelle elle noue une relation admirative et affectueuse avec le vieux maître niçois, Jacqueline Duhême apprend l’importance et le goût du travail. L’amour de ce qu’on fait, tel que l’enseignait Matisse : ce conseil lui est resté toute sa vie et c’est ce qu’elle tentera de transmettre aux enfants, bien plus tard, lorsqu’elle interviendra dans les écoles. Avec Henri Matisse, qui travaille alors sur la chapelle de Vence, Jacqueline Duhême apprend à peindre des panneaux en « Bleu Matisse » et à fixer des papiers découpés, perchée à 2,50 mètres au-dessus du sol sur une échelle branlante ! De cet apprentissage, elle tire une solide connaissance des bases de l’art et des techniques de coloriage. C’est aussi grâce à Matisse que Jacqueline Duhême rencontre de nombreux artistes de renom, peintres ou auteurs : Picasso, Man Ray, Chagall, Colette, Aragon et surtout Prévert…
Les illustrations de Jacqueline Duhême accompagnent l’œuvre des plus grands auteurs du XXe siècle et tout particulièrement les poètes. Il y eut bien sûr quelques rencontres décisives, fondatrices. Aux côtés de Jacques Prévert, « poète à l’état pur », c’est l’expérience permanente et quotidienne d’une révélation passionnante pour les mots et les choses. Avec Paul Éluard, duquel elle illustre Grain-d’aile (qu’il avait écrit pour elle) et L’enfant qui ne voulait pas grandir, c’est un long voyage du grand amour à une tendre amitié qui durera jusqu’à la mort du poète. Mais d’autres rencontres enrichissent encore sa vie d’illustratrice : Vercors, Maurice Druon, Aragon ou Raymond Queneau, dont Duhême met en images la version américaine de Zazie dans le métro. De sa fréquentation avec les poètes, Jacqueline Duhême confie : « Ça m’a apporté tout ce qu’a été ma vie, c’est-à-dire une passion de travail, l’admiration pour les mots, la découverte de tant de choses que j’avais déjà en moi, je crois : la liberté, l’indépendance. Et tout cela à travers des couleurs, à travers des jolis textes. J’ai été super gâtée de ce côté-là ! »
Déjà en classe, Jacqueline Duhême décorait ses copies de dessins frais et joyeux dont le style naïf était proche du Douanier Rousseau et des miniatures persanes. Ce que plus tard elle regardera avec attention et dont elle nourrira son univers si singulier, peuplé d’animaux rieurs et d’oiseaux multicolores, qui cultive le goût du détail et le sens des couleurs. Oiseaux et végétaux stylisés qui portent bien sûr la mémoire de l’univers matissien. Des illustrations à l’aquarelle d’où émane une énergie colorée et joyeuse, qui doit aussi à la peinture de Sonia Delaunay. « On est coloriste ou on ne l’est pas ! » Et Jacqueline Duhême, elle, l’est très clairement. Par ses dessins colorés, fantaisistes et poétiques, l’imagière a su transcrire la musique des mots en une beauté visuelle qui s’accorde parfaitement avec la poésie des auteurs. Des couleurs à la mise en scène, on retrouve aussi dans son style singulier une influence de l’art médiéval, de l’art de la tapisserie et de l’enluminure. Suite à la rencontre avec le grand peintre cartonnier Dom Robert (lui-même découvert par Jean Lurçat), qui l’a encouragée et conseillée pour l’initier à la tapisserie, Jacqueline Duhême réactualisera l’activité de « peintre cartonnier » et réalisera des cartons qui seront tissés par les Ateliers d’Aubusson.
C’est en 1950 que Jacqueline Duhême est engagée comme dessinatrice au magazine Elle, après avoir rencontré deux ans auparavant le couple Lazareff. Si elle illustre pendant vingt ans des recettes de cuisine et des contes pour enfants, elle sera aussi dessinatrice de presse et invente le reportage dessiné. En 1961, elle propose au magazine de raconter en images la visite de Jackie Kennedy à Paris. La fraîcheur inouïe de ce reportage, griffonné à la plume et coloré à l’aquarelle, que Duhême accompagne de légendes, lui vaudra un vif succès. Tant et si bien que l’illustratrice sera invitée dans la ville des Kennedy à Cap Cod puis envoyée en Inde pour y suivre à nouveau Jackie Kennedy, qu’elle représentera sur un tapis volant pour illustrer son retour à la Maison Blanche. Puis en 1964, c’est Charles de Gaulle qu’elle suit en Amérique latine et le pape Paul VI dont elle couvre le voyage en Terre sainte sous la forme d’un triptyque. Ce grand dépliant, le Paporama, est une minutieuse fresque narrative que Duhême réalise en 48 heures dès son retour à Paris : son succès est tel que le numéro doit être réédité !
Réinventant aussi l’art de la biographie dessinée, Jacqueline Duhême publie Une vie en crobards en 2014, à l’âge de 87 ans : album qui raconte son incroyable vie. Une traversée du siècle qui commence par une enfance noire, où se mêlent l’abandon, la guerre et l’errance, jusqu’à prendre une trajectoire hors normes la menant à côtoyer les plus grands génies du siècle. À ce socle sombre, Jacqueline Duhême a su répondre par le foisonnement et l’humour de cet univers naïf et coloré qu’elle a su créer. Raymond Queneau donnait ainsi le ton de son art : « Ce sont des sortes de croquis et de bobards. » De ces diverses rencontres faites d’amour et d’amitié, de ces moments de vie teintés de gaieté ou de tristesse, comme la perte des êtres aimés, Jacqueline Duhême a fait des « crobards » : petits dessins enfantins, réalisés à main levée sur papier kraft, avec douceur et précision, qu’elle accompagne de petites légendes écrites aux côtés des images. « Il faut avoir de l’humour dans la vie, sinon on perd les pédales. » L’ensemble est teinté de cet humour qui la caractérise, grâce auquel l’illustratrice nous touche, par lequel elle a mis à distance tristesse et douleur. Un humour empli de tendresse et de joie, celles qu’on lui a volées enfant, et que Jacqueline Duhême a su transmettre à travers son art comme pour dire merci à la vie.
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Jacqueline Duhême au kaléidoscope
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Jacqueline Duhême au kaléidoscope