Actif de 1955 à 1972 au Japon, ce groupe méconnu fait l’objet d’une exposition au Musée Soulages. La scénographie, élégante, restitue toutefois trop peu le processus créatif, élément fondamental de l’œuvre pour les membres du groupe.
Rodez (Aveyron). C’est peu dire que, pour le grand public comme pour les historiens, le mouvement « Gutaï » est peu connu. Il s’agit pourtant du groupe fondateur de l’avant-garde japonaise au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La raison de cette méconnaissance réside dans le récit consacré par l’histoire de l’art dans lequel, en dehors de l’Europe et des États-Unis, point de salut. La lecture des ouvrages spécialisés laisse l’impression qu’il fallait, en 1957, la bénédiction du célèbre critique d’art français Michel Tapié pour marquer, sinon l’acte de naissance, du moins celui de la reconnaissance de Gutaï.
Ainsi, on peut saluer la détermination de Benoît Decron, directeur du Musée Soulages, à Rodez, de mener à terme un projet né d’une collaboration avec le Musée de la préfecture de Hyogo – province jumelée avec le département de l’Aveyron –, à Kobé, au Japon. Un objectif d’autant plus difficile à atteindre que ce mouvement, écrit Benoît Decron, « est à la fois précis et circonscrit dans le temps historique et insaisissable ».
Gutaï est créé en 1955 dans le Kansaï (région d’Osaka, Kyoto, Kobe) et dure jusqu’en 1972. L’origine du mot est « gu » : instrument et « taï » : corps, qui forment le terme « gutaïteki » : « concret », ou « incarnation ». En 1954, le futur fondateur, Jiro Yoshihara, publie dans la revue Bokubi un essai intitulé « En marge de l’art abstrait », consacré aux expressionnistes abstraits américains, dont la pratique de l’action painting, comme celle au Japon de la calligraphie, cherche une fusion entre l’action et l’œuvre. Yoshihara, d’une génération antérieure à celle des membres du groupe, déclare : « Je suis un maître qui n’a rien à vous apprendre, mais je vais créer un climat optimum pour la création. »
Ce « climat optimum », toutefois, existe déjà au Japon, à peine dix ans après la catastrophe de Hiroshima. Dans ce pays comme en Allemagne, c’est le besoin de recommencer qui émerge. Ce n’est pas un hasard si l’appellation « Zero » est utilisée à la fois par un groupe d’artistes japonais très liés à Gutaï, et par des artistes allemands qui se réunissent à Düsseldorf. Ainsi, une exposition au parc d’Ashiya (1955) affirme dans son programme : « la matière commence son histoire et crie quand elle se manifeste telle qu’elle est ». Vaste – et vague – ambition mais qui permet des manifestations diversifiées. Certaines annoncent déjà le land art, Fluxus et surtout les performances et le Body Art. Kazuo Shiraga se roule dans la boue ou se sert de ses pieds comme spatule ou pinceau. Shozo Shimamoto lacère ses toiles et utilise un canon qui projette directement des couleurs. Atsuko Tanaka, une des nombreuses femmes à participer à Gutaï – fait étonnant au regard de la société japonaise –, travaille sur le sens de l’ouïe et les sonorités. À Rodez est présenté un dispositif constitué de sonnettes placées sur le sol, activées par une console (Sakuhin Beru, 1955 et 1985). À son tour, Akira Kanayama invente une technique qui s’apparente simultanément aux machines à dessiner de Jean Tinguely et au dripping de Jackson Pollock. À l’aide d’un jouet téléguidé rempli de couleurs, il obtient un dense réseau de lignes (Œuvre, 1957). Toutefois, celui dont le geste artistique reste emblématique de Gutaï est sans doute Saburo Murakami avec ses « déchirures du papier ». L’artiste a placé à l’entrée de l’exposition des papiers fixés sur des châssis en bois, qui seront tantôt déchirés dès le vernissage par le premier spectateur, tantôt traversés par l’artiste lui-même qui se jette violemment sur ces écrans. L’œuvre montrée ici, Passage, 8 novembre 1994, est une reconstitution pour le Centre Pompidou d’une performance réalisée par Murakami en 1956 à Tokyo, lors de la deuxième exposition « Gutaï ». Spectaculaire, l’œuvre révèle a contrario les limites de l’exposition de Rodez.
Comment montrer en effet une trentaine de créateurs dont les techniques, les gestes, n’ont en commun que le rejet de la tradition et le refus de toute imitation ? Comment présenter des travaux qui sont faits plus d’attitudes que de formes, de situations plus que d’œuvres finies ?
Au musée, la scénographie est élégante et même raffinée, grâce à de beaux panneaux japonais. Le danger toutefois est la distanciation d’avec le spectateur. On tend à regarder les travaux comme des œuvres abstraites, oubliant que, souvent, ce sont les traces d’un processus complexe aussi important que le résultat. Il aurait été judicieux d’introduire dans la salle quelques projections vidéo de ces moments créatifs, ou de présenter quelques-uns des matériaux inhabituels employés par les artistes. Bref, un peu de matiérisme désordonné à la Gutaï. Heureusement, ce manque est partiellement rattrapé par un très beau film présenté à l’entrée de l’exposition, dans lequel les membres du groupe expliquent leur démarche. Visite guidée aux accents poétiques.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : Gutaï, l’autre avant-garde