Entre franche camaraderie, œuvres parfois potaches et grand art, « Haute culture » est la première rétrospective très sérieuse dédiée à General Idea, le trio de Toronto, qui révèle, à Paris, autant leur subversion que leur esprit redoutablement brillant.
Dès l’extérieur du musée, le visiteur est accueilli par le logo du sida : un cube constitué des lettres AIDS [voir p. 66], une figure « piratée » en 1987 à Robert Indiana qui avait créé le LOVE original en 1965, une œuvre ultra-célèbre et marchandisée depuis à toutes les sauces. Les trublions de General Idea, collectif canadien de génie, l’ont subtilisé sans l’accord du maître faisant glisser le symbole des années Peace and Love dans l’ère sombre de la maladie d’amour qui éclatait alors au grand jour. La sculpture publique est même agrémentée d’un tag homophobe, témoin de la violence du combat auquel s’est livré le trio. Deux des membres historiques de ce collectif au nom devenu aussi célèbre qu’une marque étaient alors atteints par le virus et, jusqu’en 1994, ont fait de cette cause un étendard flamboyant. Cette année-là, Felix Partz et Jorge Zontal étaient emportés par la maladie à quelques mois d’intervalle. C’en était terminé de la folle épopée de ces trois garçons volatils et précurseurs qui avaient secoué depuis 1969 la planète artistique de Toronto et de New York, et dont l’ascension fulgurante les avaient conduits au plus haut niveau international. Ce AIDS Project – épilogue de General Idea – fonctionnait suivant les mécanismes de propagation du virus (et par là même du marketing viral dont les bases étaient jetées dès les années 1970 avec l’avènement de la télévision), une contamination sauvage et marquante. Le commissaire de l’exposition a décidé logiquement de faire écho à ce principe et a disséminé le projet AIDS un peu partout dans le parcours touffu et gourmand de cette première rétrospective française. Ainsi, on retrouve à différents « moments » une armada de symboles : le AIDS typographique décliné en toiles tricolores, dorées ou blanc sur blanc, en papier peint ultra-saturé ou avec des gélules taillées pour Gulliver dans la salle Dufy dédiée à la fée électricité et une ribambelle de versions à taille humaine – elles rappellent la médication par AZT aux effets secondaires ravageurs.
Les années sida
Au gré de la visite, le visiteur est littéralement bombardé par les campagnes publicitaires (Imagevirus, des affiches reprenant la typographie de la vodka Absolut pour donner un contour visuel à cette satanée maladie), des tickets de loterie, des planches de timbres… General Idea avait judicieusement donné au sida une identité qui n’était pas celle de l’homosexualité, préférant modeler une figure générique composée du mot et des trois couleurs pour sortir ce fléau du ghetto communautaire où il sévissait le plus, mais pas exclusivement. En 1991, AA Bronson déclarait : « Nous voulons normaliser le mot sida. Le sida occupe la place du cancer dans les années 1960. En gardant une part de jeu avec ce mot, nous espérons que la relation des gens à cette maladie se normalisera, que cela permettra de traiter davantage le sida comme maladie plutôt que de l’aborder par le biais de questions morales ou éthiques. » Et des innombrables œuvres qui composent ce projet tentaculaire qui occupa sept années de la vie de General Idea, les Infections sont certainement parmi les plus pertinentes. Mondrian ou Rietveld (célébrés non loin au Centre Pompidou) se retrouvent infectés par le rouge, le bleu et surtout le vert (couleur impensable chez les Hollandais), signatures visuelles de G.I. Ce geste opère comme une synthèse de l’art du groupuscule canadien : un art érudit et insolent, qui emprunte à la haute culture comme à la publicité ses stratégies, ses références et sa science de l’impact.
Précurseurs frivoles
Cette façon de tisser l’histoire de l’art avec l’histoire du marketing, General Idea l’a immédiatement capitalisée à sa fondation en 1969. À l’époque, Ronald Gabe n’est pas encore Felix Partz, Slobodan Saia-Levy ne s’est pas encore camouflé derrière le patronyme de Jorge Zontal et Michael Tims ne s’est pas encore coulé dans l’identité d’AA Bronson. Ils ont entre 23 et 25 ans, vivent à Toronto, frayent avec l’underground de cette ville canadienne un peu sage. Tous ont entamé des études en architecture, en édition ou en art. En 1967, le penseur américain Marshall McLuhan lançait The Medium is the Message (Message et Massage, un inventaire des effets) et Roland Barthes publiait en anglais « La Mort de l’auteur » dans la revue américaine Aspen. Deux tutelles intellectuelles de poids pour les jeunes Canadiens qui comprennent très vite la force d’un label, la pertinence des pseudonymes pour sonder en agents infiltrés les mécanismes de la création et bâtir une critique intransigeante du monde de l’art. Le système des avant-gardes n’a qu’à bien se tenir, les trois jeunes gens dans le vent vont bientôt y mettre le feu. « La réalité courante n’était pas suffisante pour nous, ou nous ne nous sentions pas y appartenir, nous devions donc créer notre propre monde, qui était une sorte de parodie, un simulacre imparfait d’un monde parfait », selon AA Bronson dans un entretien avec Hans Ulrich Obrist. Les trois garçons se choisissent le nom de General Idea, une manière de ne pas briller par l’originalité et le culte du créateur fulgurant et héroïque tel que l’Amérique l’a plébiscité jusque-là. Aucun génie ici, du générique et beaucoup d’impertinence. Contre l’individualisme, le groupe active le collectivisme artistique, la création à trois mains et trois têtes. Le sigle G.I. renvoie à la virilité militaire autant qu’il est l’emblème, en 1969, de la déculottée du Vietnam, une armée « professionnelle » mise en déroute par des soldats aux pieds nus. General Idea aime et cultive ce genre de paradoxes.
Du postmodernisme avant l’heure
Autre précepte du trio : s’emparer de tout, kidnapper les images, les genres, créer une contre-culture en bousculant les hiérarchies. Rien ne leur échappe : ils photocopient, pillent les magazines, font de la télé, excellent dans le merchandising en devenant les rois de la production de multiples, dessinent, peignent, reproduisent, détournent. Tout ce qui fait l’identité de l’art des années 1980, ce fameux postmodernisme, tout est là dès… 1969. Très fort. Et peut-être parce que l’identité canadienne est une chose plutôt insaisissable (d’aucuns diront qu’elle n’existe pas), General Idea s’invente une marque de fabrique qui les conduit à une gloire réelle. Paradoxe encore : ces jeunes hommes qui empruntent aux groupes de musique leur fonctionnement, s’entourent d’une clique, et finissent par être accueillis en Europe dans les années 1970 comme des rock stars ! Dans une interview inédite de 1991 traduite dans le catalogue, Felix Partz se souvient : « Nous étions un peu comme des “réfugiés culturels”, très ouverts sur d’autres styles de vie et sur une autre vision de la culture, des francs-tireurs en quelque sorte… Nous étions toujours bien sapés, pas du genre baba cool à courir pieds nus dans les bois. Cela dit, nous avions beaucoup de liens avec des gens qui se situaient dans cette autre esthétique. Nous sommes toujours restés dans cette sorte d’immaturité où l’on pouvait se permettre d’être de grands enfants au milieu de personnes capables de nous apprécier, car le monde extérieur ne savait pas vraiment ce que nous faisions. » Tout le secret est là : échapper à l’étiquetage automatique et indélébile auquel se livre le système de l’art.
Rétrospective générale
General Idea n’est jamais là où on l’attend. C’est là que réside la difficulté à ordonner une rétrospective. Ainsi le commissaire de l’exposition n’a pas choisi de parcours chronologique, il est impossible tant le travail est fait d’allers et retours. En cinq chapitres thématisés, il entend démêler l’écheveau très dense de l’art de General Idea. Du premier consacré à « l’artiste et le processus créatif » où l’on est accueilli par le Colour Bar Lounge de 1979 jusqu’à une inédite « sex room » où des caniches se livrent à un kamasutra monumental (Mondo Cane Kama Sutra, 1984, soit dix tableaux de 243 x 304 cm !), l’exposition va aussi plonger dans « la consommation et la culture de masse » et le concept d’« architecte-archéologue ». Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris s’est donné les moyens pour réaliser cette rétrospective, étonnamment la première dans l’Hexagone. « La France était en effet passée à côté du phénomène, puisqu’aucune présentation muséale importante n’y avait jamais été faite, et que les deux grandes expositions itinérantes de 1984 et 1992 n’avaient pas fait étape chez nous. Cette exposition, qui voyagera ensuite à Toronto, est la première à considérer le travail dans toute son ampleur et sa diversité. Il était devenu urgent de la faire pour montrer à quel point ce travail singulier a balayé les problématiques de la création, avec toujours une conscience aiguë de la réalité sociale traitée avec une apparente légèreté. General Idea est l’une des plus formidables entreprises de transgression produites dans le champ de l’art contemporain », explique le commissaire. Cela fait de longs mois qu’il prépare cet opus en accord avec le seul membre survivant de General Idea, AA Bronson, le gardien de la mémoire du groupe. Il a organisé avec minutie le rapport théorique du groupe à la notion de glamour, son érudition, son art de la subversion, le recyclage intensif des images auquel il se livrait avec une quasi-boulimie. Le nombre d’œuvres (300 !) et de directions formelles ou intellectuelles qui y sont brassées donne le tournis, mais c’est bien l’extraordinaire prescience de General Idea qui frappe le plus. Parodie, reprise, culture du collectif, déni du génie, hacking, citationnisme, dérision, relativisme scientifique, culture de la communication, hégémonie du marketing, capitalisme outrancier, G.I. a vu juste et avant beaucoup d’artistes à quoi ressemblerait l’art postmoderne des années 1980 et des décennies suivantes.
Qu’ils en passent par des stratégies et des formes conceptuelles, l’amour pop de la télévision et des magazines comme Andy Warhol, les concours de beauté, les projets fictifs et fictionnels, la mystification ou l’auto-mythologie, les trois artistes ont décuplé tous azimuts leurs pouvoirs et ont atteint l’immortalité au panthéon des arts.
1969 Les Canadiens Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson fonde le collectif General Idea à Toronto.
1971-1978 Création du personnage fictif, simulacre du monde, Miss General Idea explore les liens étroits entre art et société.
1972-1989 À travers la publication de FILE megazine – en référence au magazine Life – ils remettent en cause la création de mythe par les médias.
1974 Fondent « Art Metropole », centre d’art qui permet aux artistes de publier et diffuser leurs œuvres.
1987-1994 À l’échelle mondiale, ils élaborent des projets qui abordent de front la maladie du sida. Le collectif s’approprie l’œuvre iconique LOVE de Robert Indiana pour créer le logo AIDS.
1994 Felix Partz et Jorge Zontal décèdent du sida. Bronson travaille aujourd’hui comme artiste indépendant.
2003 Rétrospective itinérante « General Idea Editions 1968-1995 ».
Informations pratiques.
« Haute Culture : General Idea », du 11 février au 30 avril 2011. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : De 5 à 11 euros. www.mam.paris.fr
Au MUDAM et au MUDAC.
Adepte du détournement, General Idea compte parmi les artistes de l’exposition « Premier étage – Second degré »au MUDAM du Luxembourg jusqu’au 10 avril. Leur Pasta Paintings recréés, avec des pâtes, des logos sans leur slogan leur donnant ainsi de l’épaisseur tout en signifiant leur vide. Au MUDAC de Lausanne, jusqu’au 13 février, dans l’exposition « Face au mur. Papiers peints » la même méthode d’appropriation des mass medias est utilisée par le collectif à des fins politiques : leur papier peint est envahi par le sigle AIDS.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°632 du 1 février 2011, avec le titre suivant : Good Idea !