Le Palais Galliera accueille la mythique collection de la Casa Azul, la maison natale de Magdalena Carmen Frieda Kahlo, alias Frida, à Mexico. L’occasion pour le public européen de découvrir la femme derrière l’œuvre.
Une coiffure piquée de fleurs, une longue jupe chamarrée, d’antiques bijoux lui conférant un port de reine, sans oublier son inimitable regard frondeur surmonté des sourcils les plus célèbres de l’histoire… : quelques éléments de sa panoplie suffisent à convoquer instantanément l’image de Frida Kahlo. Celle que tout le monde ne désigne que par son prénom, signe de la familiarité qui nous lie à elle, est incontestablement devenue une icône. L’égérie d’une esthétique exubérante et d’une imagerie un peu kitsch déclinée de la boucle d’oreille au mug, sans oublier l’incontournable tee-shirt. À telle enseigne qu’elle dispute avec le Che le titre de la personnalité la plus floquée sur les maillots ! Signe de son statut de vedette de la pop culture, elle a fait l’objet de plusieurs biopics au cinéma. Elle a même incarné un personnage savoureux d’autodérision dans le dessin animé Coco. La « fridamania » ne semble pas avoir de limites. « Au Mexique, les marchands des rues proposent de petits autels en bois et en papier mâché qui reprennent des motifs imaginés par l’artiste », rapporte ainsi Helga Prignitz-Poda [Frida Kahlo, Gallimard, 264 p., 35 €]. « Élevé au rang de “fridolâtrie”, ce culte du souvenir n’a absolument pas contribué, bien sûr, à promouvoir une approche plus fouillée de son travail. La peinture de Frida se consomme certes avec un plaisir évident, elle donne lieu à la production d’éléments décoratifs mis au service de la publicité, mais toute confrontation critique avec le contenu de ses œuvres est généralement exclue. »
De fait, son hyper-célébrité agit tel un écran de fumée devant son œuvre, le mythe prenant le pas sur sa production. Son aura et son univers fantasmatique comptant in fine plus que la réalité. Mais si Frida est devenue une marque, c’est en partie à l’instigation de la principale intéressée qui a méticuleusement construit sa légende. « Longtemps, personne ne s’est offensé du fait que certains épisodes de son parcours relevaient de la pure imagination : ils ont été inventés dans un premier temps par la protagoniste elle-même – qui était une conteuse extraordinaire – et réécrits plus tard par Diego Rivera, qui est allé plus loin qu’elle encore en matière d’affabulation », observe Helga Prignitz-Poda. « Nombre d’anecdotes construites de toutes pièces ont donc fleuri autour des composantes symboliques de ses œuvres. Ainsi a-t-on découvert relativement tard que Frida avait indiqué la date de 1910 – année du déclenchement de la révolution mexicaine – comme étant celle de sa naissance, ce qui équivalait pour elle à se rajeunir de trois ans. » La frontière est d’autant plus difficile à tracer entre réalité et fiction que cette créatrice, qui a porté au plus haut l’art autobiographique, n’a eu de cesse de définir son identité dans ses tableaux, mais aussi dans son apparence. Dès les années 1930, son look caractéristique fait mouche et elle fait la une des magazines de mode. Savamment composé, ce style surfe sur le revival des tenues traditionnelles qui enthousiasment les artistes et les intellectuels au lendemain de la révolution mexicaine. Symboliquement, l’artiste opte pour le costume porté par les femmes de Tehuantepec, région qui se distingue par ses pratiques matriarcales. Plus prosaïquement, ces larges jupes ont aussi l’avantage de camoufler son infirmité.
Cette porosité permanente entre l’art et la vie a ensuite été sédimentée par son époux qui a littéralement fétichisé son image et accentué le mythe. Après sa disparition en 1954, Diego Rivera prend ainsi l’étonnante décision de placer sous scellés ses effets personnels dans des armoires et des remises de la Casa Azul, la maison natale de l’artiste à Mexico. Ce faisant, il constitue une exceptionnelle collection de musée mais participe toujours plus au culte des reliques. Quand les responsables du site ouvrent ces armoires, un demi-siècle plus tard, ils découvrent, abasourdis, un époustouflant méli-mélo de bijoux, d’accessoires, de vêtements, de photographies, mais aussi de lettres, de médicaments, de produits de beauté et de dessins. Ces artefacts cohabitent avec des dossiers médicaux, des dispositifs orthopédiques, notamment ses impressionnants corsets peints et des prothèses. Le moindre objet touché, créé ou customisé par Frida a été conservé religieusement à l’image de ses flacons de vernis à ongles dans lesquels elle stockait de la peinture. Un détail parmi cent autres qui témoigne de l’enchevêtrement perpétuel de l’image de l’artiste et de son art. Sa peinture singulière est de fait un miroir, autant qu’un manifeste politique de son identité et de ses combats. On estime ainsi que la moitié de ses œuvres sont des autoportraits ! Ou plus exactement des autofictions, car tout est construction chez Frida. Y compris son nom. Qui se douterait que ce prénom si caractéristique qui sonne comme une évidence, telle la quintessence de la mexicanité, est en réalité un héritage germanique ? Frida est en effet à moitié allemande par son père, Wilhelm né à Pforzheim (Bade-Wurtemberg) d’une famille juive d’origine hongroise. En s’installant en Amérique centrale pour affaires, il devient Guillermo Kahlo. En souvenir de ses racines, il veut nommer sa fille Frieda, Frieden signifiant paix en allemand. Il pouvait difficilement trouver nom moins adapté pour cette force de la nature au caractère volcanique. Son épouse très croyante n’est guère enthousiaste ; ils trouvent un compromis et, en 1907, font baptiser la petite Magdalena Carmen Frieda. Des années plus tard, première rupture, la jeune-fille opte officiellement pour Frida, sans e, montrant au monde entier qu’elle compte modeler sa vie et sa personne selon son bon vouloir.
À l’époque, la jeune fille ne se destine toutefois pas à prendre les pinceaux mais à manier le bistouri. Elle intègre donc la « Prepa », prestigieuse école préparant à l’université. Une vocation courageuse, car elles ne sont qu’une trentaine de filles admises sur une promotion de deux mille élèves. On ignore pourquoi elle choisit cette voie : était-ce par goût du défi ou par esprit de revanche, car, enfant, elle avait fréquemment consulté les médecins à cause d’une maladie invalidante qui l’a laissée à moitié estropiée et qui la fera boiter toute sa vie. Cette orientation surprend d’autant plus qu’elle a grandi dans une atmosphère éminemment artistique. Son père, orfèvre de formation, fait carrière dans la photographie et réalise un inventaire du patrimoine architectural. Dès qu’elle est en âge de l’accompagner, elle le suit dans ses pérégrinations et apprend le b.a.-ba du métier. Elle se familiarise avec le sens du cadrage et de la mise en scène et apprend notamment les astuces pour magnifier un portrait. Un apprentissage qu’elle mettra à profit dans ses futurs tableaux, mais aussi dans les innombrables clichés pour lesquels elle pose avec talent et aplomb, que ce soit devant l’objectif de ses proches ou celui de photographes de renom comme Lola Álvarez Bravo ou Dora Maar. Et bien sûr de son amant, Nickolas Muray, dont les clichés hauts en couleur forgeront sa légende dorée. Adolescente, son père la confie à son ami l’artiste Fernando Fernández Domínguez, afin qu’il lui enseigne le dessin. Apparemment, elle a aussi appris à son contact les rudiments de l’art érotique puisqu’il aurait été son premier amant. Autant dire que dans une société très conservatrice, cette jeune fille aux mœurs affranchies détonne sacrément. Toute sa vie, elle conservera chevillée au corps cette soif de liberté sexuelle entretenant des liaisons avec des hommes comme avec des femmes ; que l’on pense à sa relation torride avec le marchand Heinz Berggruen, son histoire légendaire avec Trotski ou encore son aventure avec Jacqueline Lamba, l’épouse d’André Breton. Autant d’histoires vécues dans l’ombre de son mariage tumultueux avec l’immense peintre Diego Rivera.
La trajectoire professionnelle de la jeune fille se brise nette en 1925. De retour de l’école, son destin bascule dans le fracas de la tôle froissée. Un terrible accident, qui aurait pu lui être fatal, la handicape lourdement à vie. Son autobus entre en collision avec un tramway. Littéralement transpercée par une barre de fer, elle est grièvement blessée aux jambes, au ventre et à la colonne vertébrale et doit subir plusieurs opérations. Sa survie tient du miracle, mais débute alors une longue convalescence dont les séquelles et les complications la feront souffrir jusqu’à son dernier jour. Se retrouvant « prisonnière d’un corps qui convoitait la mort et s’agrippait à la vie », comme elle le couche dans son journal, « emmurée dans des cercueils de plâtre et de fer ». Pour distraire la miraculée clouée au lit, son père a l’idée de lui fabriquer un chevalet. Pour tuer le temps, elle commence à fixer sur le papier puis sur la toile le reflet que lui renvoie son miroir. Planche de salut pour canaliser ses idées noires, l’art devient aussi un moyen de reprendre le contrôle sur son corps et son image. Révélateur de cette dimension reconstructrice de son art, l’un de ses tout premiers tableaux, l’Autoportrait à la robe de velours, encore tâtonnant dans son style, la montre telle une jeune fille gracieuse et respirant la santé. Relativement classique dans sa facture, à mi-chemin entre Botticelli et Modigliani, il est destiné à son fiancé, Alejandro, qui l’a délaissée après le drame.
L’art de Frida oscillera ainsi sans cesse entre volonté de séduction, par une apparence idéalisée à travers les fleurs, la sensualité exacerbée ou une flore idyllique, et un manifeste sans concession de son identité fracassée et recomposée. Échappatoire, son art puise logiquement dans les tréfonds de la souffrance, de l’introspection et de l’organique. Il est puissamment autobiographique, voire autofictionnel lorsqu’elle se dépeint tel un cerf blessé, ou plus sinistre, allégorisée en femme adultère assassinée par son conjoint. « Frida aborde des sujets qui étaient tabous, et qui aujourd’hui encore sont délicats à traiter ; elle était tout à fait pionnière », remarque Miren Arzalluz, directrice du Palais Galliera, commissaire de l’exposition « Frida Kahlo, au-delà des apparences ». « Elle a représenté des choses dont personne ne parlait auparavant, comme son impossibilité d’avoir un enfant, ses expériences amoureuses très libres, son handicap, ses questionnements sur le genre, mais aussi son identité nationale et ses préoccupations politiques. Elle raconte de manière crue sa vie, sa souffrance et ses expériences. C’est sûrement pour cela que tant de gens sont intimement liés à sa peinture. »
L’exposition du Musée Galliera
Attention, événement ! Pour la première fois, un musée français présente la mythique collection de la Casa Azul, la maison natale de Frida à Mexico. Une sélection de vêtements traditionnels, de bijoux précolombiens, d’accessoires, mais aussi d’effets personnels et d’équipements orthopédiques dévoile l’intimité de la peintre et de la femme. Ces objets accompagnés de documents, de photographies et de tableaux racontent comment elle a façonné son style singulier et, en filigrane, les enjeux politiques et artistiques de son inimitable look. L’exposition aborde aussi l’impact durable de ce vestiaire iconique sur la mode contemporaine. De célèbres créateurs, dont Jean-Paul Gaultier, Gucci, Alexander McQueen ou encore Givenchy et Comme des garçons ont en effet été profondément influencés par sa garde-robe extravagante aux accents ethniques. Plus surprenant, ils ont aussi puisé dans sa douloureuse expérience du handicap pour forger des créations transcendant l’infirmité et le corps fragmenté.
Isabelle Manca-Kunert
« Frida Kahlo, au-delà des apparences »,
du 15 septembre au 5 mars 2023. Palais Galliera, Musée de la mode de la Ville de Paris, 10, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, Paris-16e. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, nocturne les jeudis et vendredis jusqu’à 21 h. Tarifs : 15 et 13 €. www.palaisgalliera.paris.fr
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Frida, la femme derrière le mythe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°757 du 1 septembre 2022, avec le titre suivant : Frida, la femme derrière le mythe