Depuis plus de soixante ans, Fred Deux consacre sa vie à son œuvre loin de l’agitation parisienne. Cet été, ce grand dessinateur fête ses 90 ans au moment où plusieurs rétrospectives lui rendent un hommage mérité.
Mardi 1er juillet 2014. Allongé sur son lit d’appoint dans son atelier à l’étage de sa maison de La Châtre, un ancien relais de poste, Fred Deux fête ses 90 balais. « Crêpe », comme l’appelaient les petits voyous du sanatorium, a les paupières closes et, aurait écrit Jean Douassot, son pseudonyme pour la La Gana, la « gueule » grande ouverte. À quoi pense donc cet immense dessinateur en écoutant Bach chargé dans la mini-chaîne tactile que lui a offerte Cécile Reims, sa moitié et son interprète en gravures ? Songe-t-il aux nombreuses expositions qui lui rendent hommage cet été en France et en Allemagne ? À celles qui sont programmées en 2015 au Musée des beaux-arts de Lyon et au Musée Jenisch à Vevey ? Ou bien à son « contrat » qu’il « remplit » en allant s’asseoir chaque jour, comme d’autres vont pointer, à sa table à dessin ? Sans doute rêve-t-il, tandis que son environnement s’éloigne chaque jour davantage depuis ce stupide accident qui faillit lui coûter la vie en 2010. « Pauv’ Fred », disait Audiard. Heureusement, Fred a le cuir épais, et s’il est aujourd’hui fatigué, c’est, estime la petite Louise, « parce qu’il a beaucoup dessiné ». C’est vrai, il a beaucoup dessiné Fred Deux, qui peut se rassurer d’avoir rempli le contrat qu’il avait signé avec lui-même le jour où il découvrit Paul Klee.
« Je suis en feu »
C’était en 1948. Revenu de la campagne d’Allemagne avec les goumiers marocains, Fred Deux bosse comme manutentionnaire à la librairie Clary, à Marseille, lui que l’école communale avait tenu éloigné des livres. Quand un client entre dans la boutique et lui commande un ouvrage sur Paul « clé ». Paul qui ? Paul KLEE. Allez savoir pourquoi, ce jour-là Deux commande deux catalogues du MoMA sur cet artiste allemand dont il n’avait jamais entendu le parler : un pour son client, l’autre pour lui. Ce fut la révélation, comme une seconde naissance. C’est Klee, écrit Pierre Wat dans le catalogue de l’exposition du MNAM en 2004, « qui transformera la trouée en voie de passage […]. Avec de la peinture pour bicyclettes, [Fred Deux] réalise ses premières “taches”. » À Georgette Fouquet, qui travaille alors à la librairie et qui lui mit entre les mains Cendrars, avant qu’il ne découvre Breton, Aragon, Kafka, Roussel et, plus tard, René Guénon – un drôle de type un peu visionnaire –, Fred Deux écrit : « Je suis en feu […]. J’ai découvert dans mon assiette la couleur et je n’attends les repas que pour écraser les légumes et y mettre une pointe de moutarde pour mettre de la lumière. » Cette lumière, c’est celle de ses premières taches qu’il commence à réaliser, dont celle-ci intitulée Je nais (1949) – « Avant, j’étais mort », écrit-il à Fouquet. C’est aussi celle qui le fait sortir des ténèbres de la cave dans laquelle il a grandi, avec ses parents, à Boulogne-Billancourt. C’est enfin, et surtout, la lumière qu’il aperçoit pour la première fois au fond de lui, ce que Cécile Reims appelle, dans un livre touchant paru en février dernier, « son monde » [Tout ça n’a pas d’importance, Le temps qu’il fait, 210 p., 21 €]. Car Fred Deux découvre à ce moment-là au fond de lui, venu « du bide », de ses tripes, tout un monde fait de taches et de tachettes, de couleurs et de coulures, d’Objets fascinants, de Spermes colorés, de monstres à grosses têtes – identiques à celles que son oncle dessinait sur les murs du quartier – et de Formes-otages qu’il va désormais libérer sur le papier. Un monde organique que Fred Deux ne cessera alors plus d’aller visiter, jamais !, « tandis que s’espacent désormais les retours », observe, impuissante, Cécile Reims…
« Fred, le dur »
Cet été, Fred Deux ne dessine donc plus, ou moins. Son « bide » est-il à sec ? Fait-il une pause ? Une pause sans aucun doute ; son monde est inépuisable. Un puits sans fond. En 2010 déjà, son entourage le donnait pour cuit. Sa chute dans les escaliers, la marre de sang près de sa tête, la congestion cérébrale, le transfert à l’hôpital Foch, les interventions et tout le reste. « Il ne dessinera plus », chuchotait-on. Mais c’était oublier Fred, sa force physique, mentale, et son « contrat » qui le tient à la vie. Quelques semaines après, ne notait-il pas sur un nouveau dessin : « Fred, le dur ». La tuberculose contractée enfant dans la cave boulonnaise n’avait pas eu raison de lui, alors ce n’est pas une chute dans l’escalier qui… Fred Deux s’est finalement remis au dessin, la « voie de passage » toujours ouverte. Ces dessins sont étonnants : les taches sont revenues, comme la couleur, encore plus forte qu’avant. « La plupart des artistes font leurs chefs-d’œuvre sur une période limitée, Fred non. Il en a dessiné à toutes les périodes, dans les années 1950, 1960, 1970, 1980… et encore aujourd’hui », s’émerveille son galeriste et ami depuis 2001, Alain Margaron. Ce stupide accident n’aura donc provoqué qu’une rupture, une de plus, dans son œuvre ouvrant sur une nouvelle période, mais une période étrange, inédite : alors qu’il travaillait jusqu’à présent par séries préférant « se casser la main » plutôt que de se répéter, « tous ses dessins sont désormais différents », explique Cécile.
« Je vais te débaptiser »
Fred Deux est un type étonnant, capable de voir le monde comme personne. Dressant l’autre jour la table pour son beau-père et sa belle-tante, disparus il y a longtemps, il s’est écrié : « Et alors ? Ils savent que nous allons mourir, ils viennent à notre rencontre ! » Mais c’est lui qui, en réalité, est doté de ce pouvoir, presque magique, d’aller « à la rencontre », de lui, de ses démons, de ses phantasmes. Des esprits aussi. Cécile rappelle volontiers leur visite au Quai Branly, lorsque Fred dut quitter précipitamment les salles : trop d’âmes « volées » qui n’étaient pas celles des poupées Hopi qui le regardent encore travailler, à La Châtre. Il y a une dimension mystique chez Deux ; ses dessins ont un rapport à l’au-delà, aux fantômes, au karma – il est un féru de lectures bouddhistes. Lui-même se définit comme « un religieux sans religion ». Pouvait-il en être autrement lorsque l’on se rappelle ce passage de La Gana, d’un père imbibé à son fils, c’est-à-dire lui : « Tu entends, fiston, le pape, c’est de la merde et n’aie pas honte de l’entendre, le pape et saint Antoine de mes couilles, oui, de mes couilles, qui est aussi paumé et cave que le reste. […] Dire que tu es baptisé ! Je vais te débaptiser. Approche, fils. »
« Breton avait raison »
Il faut donc revenir, sans cesse, à la vie pour lire les dessins de Deux, cette vie qui lui nourrit le « bide » : à la cave de Boulogne-Billancourt, à l’Allemagne, à la famille de Cécile, exterminée par les nazis, et à qui il a dédié deux de ses plus grands dessins : Pour mémoire. Les Milç (1985-1986) et Pour mémoire. Les Remz (1986-1987). La vie d’un solitaire qui répond à une vocation qui, de loin, le dépasse : « L’art est une nécessité pour Fred ; autrement, il se serait suicidé, c’est évident », est convaincue Cécile Reims. Suicidé comme cet oncle qui ne faisait que dormir, fumer et baiser à la sauvette pendant que son père, « le vieux », lui, s’esquintait les mains à l’usine ? Cet oncle si important au cœur du gamin de La Gana ? Après s’être rapproché d’André Breton et de ses sbires, au début des années 1950, et après avoir été éconduit par l’écrivain – « Nous ne sommes pas une œuvre philanthropique », lui avait lancé Breton à propos de son besoin matériel d’exposer –, Deux comprend que le surréalisme de groupe, qui préfère à cette époque le baby-foot à la pensée « généreuse », n’est pas fait pour lui. À Pierre Wat, son plus fidèle commentateur avec Gheerbrant, il raconte en 1989 : « [Breton] avait raison. C’est moi qui avais fait l’erreur. C’était plutôt une vie de solitaire que je devais avoir. » En 1957, il « s’tire » donc avec son épouse : Fred quitte Paris pour les besoins de la santé de Cécile, et pour ne pas que la flamme s’éteigne. Elle se ravive à l’oxygène du village-rue de Lacoux, dans l’Ain, où ils vivront durant dix-sept ans pour l’art – comme en témoigne La Gana qu’il écrit là-bas d’une traite, ainsi que le centre d’art qu’il fonde et inaugure avec Cécile dans l’ancienne mairie-école le jour de son anniversaire, le 1er juillet 1971.
Quarante ans après, mardi 1er juillet 2014, écoutant Bach, à quoi Fred Deux peut-t-il donc bien rêver ? Aux paysans venus voir la première exposition de « monsieur Max ERNEST » à Lacoux ? À son ami « Grillot » qui, en signe de soutien au « Manifeste des 121 » sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie que Fred avait signé, avait levé le poing ? À Brauner qu’il plaçait au-dessus de tout et qui fut l’un de ses premiers acheteurs ? À Henry Miller qui lui avait conseillé d’oublier la guitare pour ne se consacrer qu’au dessin et à l’écriture ? Ou à ces mots qu’il écrivit un jour : « La nuit, je supplie n’importe quelle force de tout faire pour que je ne voie jamais le dessin mourir. Ni ces phrases que j’aligne. »
1924
Naissance à Boulogne-Billancourt (92)
1944
Rejoint le maquis du Doubs. À la Libération, s’engage dans les goums marocains
1951
Rencontre Cécile Reims
1958
Publie La Gana, 1er d’une série de livres
1972
Rétrospective à Paris
1985
S’installe à La Châtre, dans le Berry
1990
Première donation de Cécile Reims au Musée de l’Hospice Saint-Roch
1998
À vif, autobiographie sonore en 24 CD
2004
Exposition au cabinet d’art graphique du Centre-Pompidou
2014
« Année Fred Deux », à Issoudun (36)
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Fred Deux, le dessin dans le ventre
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Dans le cadre de « L’année Fred Deux », jusqu’au 30 novembre 2014. Musée de l’Hospice Saint-Roch à Issoudun (36).
Commissaire : Sophie Cazé.
Entrée libre.
musee.issoudun.fr
« Fred Deux. Ce lieu de ma naissance continue »
Jusqu’au 31 juillet. Galerie Alain Margaron, Paris-3e.
galerieamargaron.com
« Fred Deux. Œuvres de la collection du musée »
Du 5 juillet au 24 août. Kunstmuseum Bochum (Allemagne).
Tarifs : 5 et 2,5 €.
Commissaire : Sepp Hiekisch-Picard.
www.kunstmuseumbochum.de
« Fred Deux »
Du 26 juin au 12 octobre. Panorama Museum à Bad Frankenhausen/Thuringe (Allemagne).
Tarifs : 6 et 5,5 €.
Commissaires : Gerd Lindner et Alain Margaron.
www.panorama-museum.de
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°670 du 1 juillet 2014, avec le titre suivant : Fred Deux, le dessin dans le ventre