Fils de Jean-Honoré, Alexandre Évariste fut, de son temps, bien plus célèbre que son père, avant d’être relégué aux oubliettes par le romantisme. Le Musée d’Angoulême le réhabilite avec une rétrospective qui révèle l’étendue de ses talents.
Angoulême (Charente). Dans cette année émaillée d’annulations, certaines expositions font véritablement figure de rescapées. Au premier chef, la rétrospective d’Alexandre Évariste Fragonard (1780-1850) présentée au Musée d’Angoulême. Car avant même les difficultés liées à la crise sanitaire, l’organisation de cette monographie avait subi une série de revers. Il aura fallu l’opiniâtreté de la spécialiste de l’artiste et le courage du musée pour monter ce projet. Cela fait en effet près de vingt ans que Rebecca Duffeix se démène pour organiser sa toute première rétrospective. L’experte, qui achève d’ailleurs le catalogue raisonné d’Alexandre Evariste Fragonard, à paraître l’an prochain chez Arthena – le premier ouvrage de référence sur l’artiste –, prospecte les institutions depuis la soutenance de sa thèse en 2000. « J’avais préparé un argumentaire, réalisé une sélection d’œuvres et obtenu l’accord de principe de nombreux prêteurs. J’ai proposé ce projet à plus d’une vingtaine de musées, de plus ou moins grande envergure, à Paris et en régions. Et tous ont décliné la proposition », déplore l’historienne de l’art. L’argument le plus souvent avancé par ses interlocuteurs n’a pas été le manque d’intérêt scientifique, mais le risque de confusion et de déception du public. En entendant le patronyme « Fragonard », le public penserait en effet automatiquement à Jean-Honoré, le père d’Alexandre, artiste éminemment plus célèbre, et risquerait donc forcément d’être déçu en ne découvrant « que » le fils.
Malgré les réticences, le projet avait pourtant failli se concrétiser il y a quelques années, par le biais d’une collaboration entre le Musée des beaux-arts de Quimper et le Musée Magnin à Dijon. Mais, nouvelle déconvenue, la manifestation, dont l’organisation était déjà bien engagée, a été déprogrammée pour des raisons économiques. C’est donc finalement le Musée d’Angoulême, pourtant plutôt identifié comme un musée d’archéologie et d’art d’Afrique et d’Océanie, qui s’attelle à cette réhabilitation aussi nécessaire qu’enthousiasmante.
Cette exposition inédite permet en effet de remettre sur le devant de la scène une gloire oubliée. Le terme n’est pas excessif : on l’ignore aujourd’hui, mais cet illustre inconnu s’est payé le luxe d’éclipser son père en étant plus célèbre que lui jusqu’aux années 1830. Avant que l’irruption de la nouvelle garde romantique ne lui soit fatale. Ses audaces alors le ringardisent, et, en comparaison, son style est jugé emphatique et désuet. C’est le début d’un long purgatoire. Un oubli dont il ne sortira que récemment, grâce essentiellement aux recherches de Rebecca Duffeix. Car à son zénith, Alexandre était reconnu comme un artiste majeur, le trait d’union entre David et Delacroix, et un touche-à-tout aussi talentueux que prolifique. Ce peintre officiel qui mettra ses pinceaux au service des régimes successifs de Napoléon à Louis-Philippe, a exposé au Salon pendant plus de quarante ans, avec une première participation à l’âge de 13 ans seulement !
Couvert d’honneurs et de commandes, notamment les décors du palais Bourbon, il fait surtout carrière comme peintre d’histoire dans le genre rétrospectif. Fragonard fils est en effet un des principaux peintres de la mouvance troubadour avec un faible pour les vies d’artistes de la Renaissance, comme le souligne la sélection de tableaux narrant des anecdotes liées à Raphaël et au sculpteur et architecte Jean Goujon. L’artiste se démarque de ses confrères troubadours en insufflant une vraie singularité puisque ses compositions sont imprégnées d’une rigueur toute néoclassique, tempérée par une vigueur du pinceau et un sens du coloris hérités de son père. Très construites, ses compositions surprennent ainsi par leur théâtralité et leurs effets lumineux.
À l’aise dans tous les champs de la création, il se distingue aussi en fournissant des modèles de tapisserie et de papier peint, et dans la conception de costumes d’opéra pour l’Académie royale de musique. Il mène parallèlement une carrière dans la céramique. Pendant trente-trois ans, il est en effet un des collaborateurs les plus actifs de la Manufacture de Sèvres, livrant plus de 500 dessins de forme et de décor. Dont des pièces spectaculaires comme le Déjeuner de François Ier, prêté exceptionnellement par la Cité de la céramique.
Dessinateur virtuose, les arts graphiques occupent de fait une place à part dans sa carrière. Qu’il s’agisse de dessins « autonomes », comme le montrent les superbes feuilles de l’histoire de Psyché prêtées par le Musée du Louvre, ou de projets d’illustration, à l’instar des nombreux dessins exécutés pour les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (1820). Un vaste chantier éditorial, visant à inventorier les richesses patrimoniales du pays, lancé par son ami le baron Taylor. Le buste du baron met d’ailleurs en exergue le dernier métier de Fragonard, son activité de sculpteur. Une activité encore plus méconnue que le reste de son œuvre car peu de témoignages ont subsisté, notamment à cause des bouleversements politiques.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Fragonard, le fils oublié