Commissaire de l’exposition « Henri Cartier-Bresson », au Centre Pompidou, Clément Chéroux livre un catalogue admirable, où l’élégance le dispute à l’intelligence. Entre le bréviaire et l’album, pour l’érudit comme pour le béotien.
Depuis plusieurs années, le genre du catalogue est en berne. Les contraintes économiques ont érodé son envergure scientifique, la loi du chiffre a élagué son nombre de pages, la promesse du succès a intimidé l’ampleur du propos. Hexagonales ou européennes, les grandes institutions muséales préfèrent donc à la somme ébouriffante le recueil facile, aux investigations océaniques les miscellanées fluides. Puisque tout le monde doit s’y retrouver – l’éditeur, le diffuseur, le libraire et le lecteur –, il revient désormais à tout un chacun de revoir son intention et de réviser son ambition. Au nom du compte, l’heure du livre est au moins : moins épais, moins long, moins compliqué. Sur l’escalier des projets, la marche inférieure serait moins risquée. Mais, ainsi que l’attestent de récents ouvrages, d’une science et d’une fraîcheur jubilatoires, la marche supérieure, que l’on disait glissante, se révèle un seuil prospère – numériquement, intellectuellement et économiquement. L’exigence comme le vrai remède à l’austérité ?
Structure
Relié, doté d’une épaisse couverture rigide, dont la première accueille un portrait de Cartier-Bresson à New York par George Hoyningen-Huene (1935), l’ouvrage se distingue par son format relativement grand (25 x 30 cm) et par son nombre important de pages (400). Aux traditionnelles pages protocolaires, d’une délicieuse insipidité, succède le corps du catalogue, structuré en sept parties distinctes, chacune d’entre elles étant séquencée par des chapitres limpides, pas nécessairement étanches les uns aux autres, mais dont l’eurythmie permet d’articuler le propos autour d’un squelette saillant dont les images constituent la chair ô combien ferme. L’ensemble est rythmé par quatre textes trépidants, consacrés respectivement au premier Cartier-Bresson (jeune homme bien né, introduit précocement auprès des élites culturelles et cultivées, bientôt adoubé par les surréalistes), au photographe militant (contempteur communiste du fascisme et des totalitarismes), à l’artiste engagé (créateur de Magnum, voyageur inusable, proie des musées et du monde), puis à une étude de la maniera moderna de cet « œil absolu ». Ce séquençage chronologique, aussi imparable que transparent, facilite la lecture fiévreuse sans interdire le feuilletage oisif, comble le spécialiste autant qu’il accueille le curieux, désireux d’arpenter l’univers visuel de Cartier-Bresson, de pénétrer la cohérence, mieux la logique, de ce contemporain capital. Exemplaire.
Document
Les reproductions sont d’une qualité remarquable mais, tandis que les dimensions de l’ouvrage le permettent, n’épousent pas systématiquement le format des photographies originales (Dieppe, 1926). Cet irrespect intempestif ne saurait contrarier la splendeur iconographique de ce catalogue, véritable somme imagée qui permet d’assister, in medias res, au couronnement de George VI (1937) ou de naviguer comme jamais dans les yeux si sombres d’Irène et Frédéric Joliot-Curie (1944). De même, les pièces d’archives (journaux, carnets, tracts) sont parfaitement reproduites – détourées sans que soient rognées les marges –, ce qui leur confère une présence infrangible et une pureté matérielle, susceptibles d’étayer opportunément des textes nourris, où l’auteur entend percer les arcanes historiques, politiques et sociales de la production de Cartier-Bresson. Aussi une livraison des Annales (1931) ou une diapositive couleur biffée (Maisons insulaires, 1961) permettent-elles d’accéder au plus près de la réalité prosaïque d’une création, faite de trouvailles, d’astuces, de calembours. De trucs. Du bon usage du document.
Image
Avec une langue simple, sans afféterie, et un sens certain de la transmission, l’auteur ne démêle pas seulement l’œuvre, il parvient à restituer son déploiement souterrain, souvent dialectique, où s’affrontent une propension à la rigueur orthonormée, faite de canevas élaborés comme de compositions puristes (Sienne, 1933), et une certaine impertinence formelle, d’obédience surréaliste, à tendance anarchiste. Car la liberté de Cartier-Bresson est volontiers libertaire, capable, dans les conflits comme dans les célébrations, d’accueillir la marge, l’imprévu. Une liberté mue, comme chez Rohmer, par « la nécessité du hasard », la seule à pouvoir fixer le surgissement burlesque d’une tête devenue nœud (Livourne, 1933) ou une traversée pluvieuse de Giacometti, héraut de la solitude (1961). L’auteur met en ordre et en sens une œuvre pour le moins diaprée, voire hétérogène. Habitant les nuances et les transitions, analysant doctement la photographie mais aussi l’image, Clément Chéroux confirme être ce que laissaient transpirer les expositions « La subversion des images » (Paris, 2009) et « Le tir photographique » (Arles, 2010) : l’un des meilleurs historiens de l’art de sa génération.
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Entre-nerfs, Henri Cartier-Bresson
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Abonnez-vous dès 1 €Henri Cartier-Bresson, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 400 p., 49,90 €
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : Entre-nerfs, Henri Cartier-Bresson