PARIS
Le Musée des arts décoratifs de Paris déroule une histoire plaisante de la chaussure du Moyen Âge à nos jours, du culte du petit pied à l’escarpin réalisé en 3D.
C’est à croire que cela a été fait exprès : une exposition sur les chaussures en pleine grève de transports en commun, période pendant laquelle lesdits accessoires, mis à rude épreuve, sont l’objet d’une attention redoublée de la part de leurs propriétaires. Avec « Marche et démarche, une histoire de la chaussure », le Musée des arts décoratifs de Paris propose, au travers de quelque 500 pièces (chaussures et objets d’art, peintures, dessins, photographies, films…), d’explorer différentes façons de marcher à travers le monde, du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. La scénographie est à la fois subtile, comme dans le cabinet de menus chaussons ; dynamique avec les installations en bois des vitrines ; et drôle – le salon d’essayage. La déambulation, sans aucun dénivelé, est truffée de plaisantes surprises.
Il y en a pour tous les goûts et les… douleurs. À preuve : cette chaussure à l’origine de la thématique de l’exposition, étroit soulier ayant appartenu à Marie-Antoinette et mesurant à peine 5 cm de large sur 21 de long – soit, de nos jours, une pointure 33. Comment cette femme alors âgée de 37 ans pouvait-elle y glisser plus de deux orteils ? Réponse : les dames de l’aristocratie ne marchaient que très peu, a fortiori dans la rue – « un monde hostile pour les gens de qualité », dit le cartel –, privilégiant carrosse ou chaise à porteurs. Au même moment, les hommes, qui délaissent pourtant le talon, se blessent les chevilles à cause de leurs boucles de chaussures surdimensionnées ; une vitrine en arbore une belle sélection. Pis, sous prétexte de beauté ultime, un pied doit ressembler à « une fleur de lotus non éclose », et la chaussure se fait alors torture : en Chine, dès le XIe siècle, et jusqu’à l’orée des années 1950 (!), le procédé du « pied bandé » atrophie l’anatomie. Âmes sensibles s’abstenir.
Que ces dernières se rassurent néanmoins : la plupart du temps, la quête du confort est le but. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, il ne faudra pas moins d’un siècle pour que s’impose le principe, entre 1870 et 1890, des semelles asymétriques, c’est-à-dire différenciées entre pied gauche et pied droit.
Il s’agit avant tout, pour cette « partie du vêtement qui recouvre et protège le pied » (selon les termes du Petit Robert), de remplir la mission pour laquelle elle a été conçue. Si telle sandale arbore un bout avant relevé, c’est pour éviter que le sable ne vienne se glisser entre le pied et la semelle. Afin de se prémunir contre un sol irrégulier ou boueux, les chaussures, dès le XVIIIe siècle, se dotent de patins en cuir, voire de métal (Suisse). En Russie, les laptis en écorce de bouleau tressée des Tchouvaches épousent le pied comme une seconde peau, la protégeant de la neige. Idem, au Japon, avec ces bottes en paille de riz suffisamment étanches dites yukigutsu. À l’inverse, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, d’ingénieux socques, les tumunk’kekevi, faits à partir de deux demi-noix de coco et de tresses d’hibiscus, permettent d’isoler la plante des pieds du sol brûlé par le soleil ; une vidéo montre deux personnes en faisant usage.
Tous ces « objets » indispensables au déplacement pédestre sont loin d’être uniquement utilitaires. L’esthétique y est évidemment de mise et reflète l’époque de leur création. Des modèles se parent de broderies de couleur, de décors de perles, de cuir, de fourrure, voire de tweed de laine, comme ces chaussures datant de 1940. Ces bottes vernies blanches dessinées par André Courrèges dans les années 1960 évoquent un futur inspiré par la conquête spatiale.
À bouts carrés, ronds ou pointus, à semelle plate, compensée ou à plateforme, la chaussure, sorte de « mini-architecture », se métamorphose à l’envi dans les trois dimensions, et c’est passionnant. Le talon, entre autres, devient le terrain de jeu favori des créateurs. Pierre Dunand en élabore de remarquables, tel celui en bois ajouré d’une sandale (1944), tout comme, plus près de nous, Pierre Hardy, avec Monolithe (2015). Un talon qui peut aussi prendre de la hauteur. À Venise, au XVIe siècle, les chopines permettaient de se jucher à… 55 cm de haut.
Au fil du parcours, les spécimens étonnants sont légion : paduka, patin de fakir, hérissé de clous ; ghatela, dotée d’une pointe de plus de 20 cm de long enroulée sur elle-même – d’Inde ; soulier allemand dit « à patte d’ours », dont le bout si large obligeait à marcher les pieds écartés ; bottines en soie et strass dessinées par Roger Vivier pour John Lennon ; chaussure de sport ou soulier de clown démesuré… Chaque époque porte en elle son originalité. Grâce à la taxidermie, l’artiste allemande Iris Schieferstein crée d’intrigantes bottes, les « Horseshoes », en corne, fourrure et bois, à partir… d’animaux morts. À l’inverse, grâce à une imprimante 3D, la designeuse israélienne Neta Soreq produit les « Energetic Pass Shoes », escarpins en plastique donnant la possibilité de jouer avec les mouvements naturels du pied, tout en absorbant les chocs. Au rayon croquenot, l’inventivité n’a pas de limite.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : En marche