En utilisant la photographie pour mettre en place la scénographie du Frac Champagne-Ardenne, Emmanuelle Lainé transforme l’espace et propose une lecture subjective de sa collection.
Reims. On connaît Emmanuelle Lainé pour son usage de la photographie dans son travail, la faisant se superposer aux espaces dans lesquels elle est invitée à intervenir. Au sein du Fonds régional d’art contemporain (Frac) Champagne-Ardenne, la question de la photographie renvoie à la grande histoire du musée, dont elle fut le meilleur allié comme outil d’enregistrement matériel du monde permettant de classifier tout l’univers. La manière dont l’artiste utilise ce médium semble à première vue rejouer le scénario qui a conféré à la photographie ce rôle en répondant à un principe d’organisation centré du regard envisageant le monde dans un point de fuite unique.
En pénétrant dans la grande salle d’exposition du rez-de-chaussée du Frac, le regard semble en effet aller plus loin qu’à l’habitude. À la place de la cimaise du fond, qui ferme habituellement le rectangle de cette salle, se trouvent des boiseries XVIIe siècle, inattendues dans ce white cube, dont elles augmentent la taille d’autant. En réalité, il s’agit là d’une image réalisée par l’artiste dans l’aile opposée et parfaitement symétrique de cet ancien collège des jésuites. En s’approchant de ce mur du fond les détails apparaissent, faits d’un mélange d’œuvres incrustées dans l’image ou posées en relief sur celle-ci. On reconnaît notamment, assise contre les boiseries, la figure incongrue photographiée dans ce décor d’Oogie l’ectoplasme, un personnage à réanimer de Pierre Joseph, dont la version réelle attend, assoupie contre une autre cimaise de l’espace.
À l’étage, l’artiste a repris le même principe : on se retrouve à observer une salle de lecture dans laquelle s’affairent studieusement de jeunes gens. Au sol de ce qui n’est qu’une photographie, des cailloux sont éparpillés. Photographiés par l’artiste dans la salle du Frac où se trouve le visiteur, ils ont été insérés sur le parquet par procédé digital. Ces pierres sont en fait une œuvre de Latifa Echakhch, Stoning. Sur la photographie, une forme triangulaire superposée s’avère être une œuvre de Jimmie Durham. Coïncidence de la superposition des collections, on se souvient que c’est à Reims que l’artiste canadien a réalisé en 1996 son œuvre Stoning the refrigerator, une performance au cours de laquelle il a lapidé un frigo.
L’usage qu’Emmanuelle Lainé fait ici de la photographie répond donc à un principe illusionniste permettant de brouiller les pistes ordonnées des collections de l’institution pour en recréer une histoire subjective. L’artiste favorise ainsi l’exhumation d’artistes oubliés dans les limbes de la mémoire institutionnelle aussi bien qu’elle tisse des liens inattendus entre les œuvres plus ou moins connues. On croisera ainsi parmi d’autres La Joconde est dans les escaliers, pièce phare de Robert Filliou, un jeu de cartes de Saâdane Afif (Poetic lambda, 2001) ou encore un autre jeu de cartes d’Elsa Maillot.
L’image comme décor fait subir à la photographie un retroussement : d’un principe de cadrage (optique, théorique ou intellectuel), elle devient sous sa forme digitalisée et extensive le lieu d’une dilution des limites et des pertes de repères. Ni tout à fait réalité augmentée, ni complètement immersive, elle flirte néanmoins avec un vocabulaire de l’image contemporaine qui permet d’excéder les contraintes (physiques de l’espace), statutaires (d’œuvres que l’artiste s’approprie pour en recréer une nouvelle), et au final, du sens.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°504 du 22 juin 2018, avec le titre suivant : Emmanuelle Lainé, berceuse d’illusions