À Toulon et à Paris, deux expositions redécouvrent les reportages réalisés par le jeune Raymond Depardon lors de son service militaire. Conservées dans les archives du fort d’Ivry, siège de l’Ecpad, ces photos sont archivées parmi d’autres productions de photographes et réalisateurs tout aussi célèbres. Enquête.
En mars 1962, Raymond Depardon est appelé sous les drapeaux. Il a vingt ans. Il ne peut échapper au service militaire et, d’ailleurs, ne cherche pas à s’y soustraire. Depuis deux ans, il est photographe à l’agence Dalmas et couvre aussi bien l’actualité en France qu’à l’étranger. Il s’est déjà illustré après un reportage dans le sud de l’Algérie sur une opération de sauvetage d’appelés du contingent égarés dans le Sahara. Ce reportage titré « SOS Sahara » lui a d’ailleurs valu sa première publication dans Paris Match et son intégration comme salarié à l’agence Dalmas.
C’est à la faveur « d’une discussion avec de jeunes appelés, à Alger, que l’idée d’effectuer mon service au sein de l’équipe de la revue Bled 5/5 a germé », raconte le photographe. Cette perspective, il ne la perd pas de vue quand il se voit « affecté, malheureusement, en mars 1962 dans un régiment d’infanterie de Sarrebourg ». La commande d’un colonel du centre d’instruction de photos de mariage de sa fille et la parution dans Bled 5/5 d’un portrait d’un militaire s’exerçant à l’art du croquis lui vaudront toutefois, en juillet 1962, d’être incorporé à la rédaction du magazine.
Rebaptisée TAM (Terre Air Mer), la revue a préparé sa mue quelques mois auparavant. La guerre d’Algérie vient de s’achever. Bled 5/5, journal réservé aux troupes, a laissé place à un magazine destiné à séduire la jeunesse. La modernité de l’armée et de la société française est au cœur des reportages. La photo, notamment en couleur, y tient une place qu’elle n’a jamais eue. Et pour cause, le jeune appelé Jacques Séguéla, alors rédacteur en chef du magazine, a conçu sa nouvelle maquette au sein des locaux de Paris Match avec Gaston Bonheur, directeur de la publication, et Roger Thérond, son rédacteur en chef.
« Quand le brigadier-chef Raymond Depardon se présente à la rédaction installée au 19, boulevard de la Tour-Maubourg, à Paris, à deux pas des Invalides, il découvre une atmosphère de travail très libre, où l’on peut venir travailler en tenue civile, dormir en ville. La rédaction est composée alors d’une vingtaine de collaborateurs, augmentée de photographes et de journalistes appelés du contingent qui partent en binôme. Excepté pour les grandes manœuvres où les reporters sont envoyés en pool », détaille Lucie Moriceau-Chastagner, chef du département de la médiation et des publics au pôle de conservation et de valorisation des archives de l’Ecpad, établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense installé au fort d’Ivry depuis 1946.
C’est dans les casemates de ce fort construit entre 1841 et 1844 dans le cadre de l’enceinte de Thiers élevée autour de Paris que sont conservés les archives de TAM et le fonds photo du brigadier-chef Depardon. Soit 2 500 négatifs et une cinquantaine de reportages sous forme de planches-contacts réparties dans différents albums contenant d’autres signatures de photographes. Le format carré des images obtenu avec le Rolleiflex témoigne de l’appareil fourni alors par l’armée à tous les reporters passés au sein de l’unité d’information et le peu de photographies réalisées par reportage. Le nombre de films donné est alors limité, une à deux bobines de douze vues seulement. Séances d’entraînement ou d’instruction dans différentes régions en France, ascension estivale du mont Blanc, vie quotidienne au sein d’une unité ou encore reportage sur les rayons des Galeries Lafayette ou sur le salon des arts ménagers à Paris : le spectre des sujets couverts par Raymond Depardon est large. Celui-ci prodigue même, sur quatre pages, des conseils sur ce qui fait une bonne ou mauvaise photo avec pour modèle Yvette Franck, sa fiancée de l’époque.
De cette production photo, Raymond Depardon n’en avait jamais parlé jusqu’à aujourd’hui. On ne l’avait aussi jamais vraiment interrogé sur cette période considérée plutôt comme blanche comparée à ce qui a suivi la fin du service militaire : son départ en 1964 pour couvrir la guerre du Viêtnam, puis la création de l’agence Gamma. De son côté, l’archive du brigadier-chef Raymond Depardon sommeillait dans les casemates du fort d’Ivry, siège des différents services de l’Ecpad. C’est à la faveur de la commande de l’armée d’un documentaire sur la photographie de guerre que le réalisateur Laurent Roth a découvert ce fonds en 1985. Il connaît Raymond Depardon, le contacte pour qu’il intervienne dans son film intitulé Les Yeux brûlés. Le photographe refuse. Il préfère commenter ses images en voix off. Il n’est pas un engagé volontaire comme Raoul Coutard, Pierre Schoendoerffer ou Marc Flament, que l’on voit commenter leurs reportages. La proposition de Laurent Roth de réaliser un bonus pour la sortie en DVD du film lors de Cannes Classics 2018 l’a néanmoins sorti de sa réserve. « J’avais si peur que ces photos soient peu intéressantes et sans relation avec ce que j’ai fait avant et après », dit Raymond Depardon pour expliquer son attitude. Elles le sont pourtant dans ce qu’elles disent de l’œil du photographe déjà rompu au cadre et à l’exercice de la commande, mais aussi dans ce qu’elles racontent du message alors diffusé par le ministère de la Défense.
Héritier du Service cinématographie de l’armée, l’Ecpad recèle des fonds de jeunes appelés ou engagés à découvrir ou passés à la postérité. Les colossales archives audiovisuelles et photographiques du fort d’Ivry sont encore loin de les avoir dévoilés : pas moins de 13 millions de clichés et 36 000 titres de films sont comptabilisés dans les longues enfilades des casemates que rythment ateliers de restauration ou de numérisation. « Ces fonds sont issus de trois provenances », explique Emmanuelle Flament-Guelfucci, chef du pôle de conservation et de valorisation des archives : « De l’activité de l’établissement depuis sa création en 1915, des versements des différentes autres entités du ministère de la Défense et enfin de dons ou d’achats qui viennent compléter la fermeture du service entre 1919 et 1939 », voire constituer la période antérieure à 1915.
Rechercher dans la base de données de l’Ecpad des photographies d’auteurs, comme Doisneau, appelé sous les drapeaux en 1933, ou Jean Painlevé, n’aboutira toutefois pas. On ne trouvera pas davantage trace du passage dans l’armée des photographes français de l’agence Magnum pour la période 1950-1990, ni après, le service militaire étant supprimé en 1996 par Jacques Chirac. Les photographies réalisées par Gilles Caron lors de son service militaire de 28 mois, dont 22 passés en Algérie en 1959-1961, ne sont également pas répertoriées. « Elles n’appartenaient pas au service d’informations des armées », rappelle Lucie Moriceau-Chastagner. Chacun pouvait donc conserver les images qu’il prenait.
Des reportages du jeune appelé Raymond Cauchetier, réalisés durant la guerre d’Indochine (1946-1954), ont toutefois été récemment indexés. L’auteur emblématique des photographies de plateau du film Jules et Jim de François Truffaut et d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard s’y révèle reporter.
Les traces des photographes ou des cinéastes passés à la postérité, tels que Raymond Depardon ou Raymond Cauchetier, se retrouvent dans les archives de l’Ecpad, principalement parmi les photographes et réalisateurs engagés, au premier rang desquels Raoul Coutard (1924-2016), Pierre Schoendoerffer (1928-2012) et Jean-Claude Coutausse (1960), photographe aujourd’hui au journal Le Monde. La carrière de reporter de ce dernier a commencé en effet dans le service photo de l’Ecpad. La parution, fin septembre, du livre Regards sur le Liban. Les soldats français dans la guerre (1975-1990), coédité par l’institution, Gallimard et le ministère des Armées, permet de découvrir ses reportages au Liban, notamment sur l’intervention de l’armée israélienne au Sud-Liban en 1982.
Le contrôle sur le devenir des images de ces jeunes engagés, une fois le reportage achevé, laisse apparaître cependant des failles pour la période 1950-1960. Le fonds couleur de Coutard est ainsi au Musée Guimet. Les images détenues par l’Ecpad au fort d’Ivry n’en révèlent pas moins un autre visage de celui qui allait devenir le chef opérateur historique de la Nouvelle Vague. « Engagé volontaire à l’âge de 21 ans en 1945, Raoul Coutard a couvert pendant cinq ans les opérations militaires de la guerre d’Indochine, notamment au sud du Viêtnam et a été conjointement directeur de la revue Indochine Sud-Est asiatique», résume Lucie Moriceau-Chastagner. « En marge des opérations, il accompagne des expéditions ethnographiques au Cambodge, au Laos et au Viêtnam, et documente les us et coutumes de leurs populations. » Les albums de cette période que l’on peut consulter montrent cet intérêt. C’est aussi en Indochine qu’il a utilisé pour la première fois une caméra et réalisé deux films, l’un amateur, l’autre de promotion pour la police laotienne. C’est enfin à Hanoï qu’il a rencontré Pierre Schoendoerffer alors reporter au service cinématographique des armées et que leur amitié est née.
Revenir à la filmographie de Schoendoerffer rappelle à cet égard l’influence de la guerre d’Indochine sur son cinéma, de la 317e Section au Crabe-tambour. Comparés à ces années-là, les dix-huit mois passés sous les drapeaux du jeune Depardon, loin des guerres coloniales, paraissent d’ailleurs bien calmes. Lui-même le souligne. Ils n’ont pas eu d’influence sur son travail. N’en demeure pas moins « ce bonheur ressenti » devant ses photographies retrouvées et leur exposition à Toulon et à Paris aujourd’hui. « Elles ont bien tenu le temps », dit-il.
Depardon à Toulon et à Paris
L’accueil de l’exposition « Raymond Depardon : 1962- 1963, photographe militaire » est une première pour l’école et le Musée du service de santé des armées du Val-de-Grâce, à Paris. L’accrochage dans le cloître de l’ancienne abbaye royale des 70 photographies du brigadier-chef Depardon l’est tout autant grâce au feu vert accordé par la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives du ministère des Armées. Les tirages grand format (80 x 80 cm) s’y développent accompagnés de la projection de trois documentaires : l’un de témoignages de Jacques Séguéla et Philippe Labro sur leurs années passées au service cinématographique des armées, l’autre sur les planches-contacts de Depardon, le troisième reprenant un extrait du film Journal de France, réalisé en 2012 par Raymond Depardon et Claudine Nougaret où l’on voit Yvette Frank, sa fiancée de l’époque, poser pour lui. On retrouve ces trois films au Musée national de la marine à Toulon où se tient aussi, depuis le 17 mai, une exposition sur la production d’images de Depardon durant les douze mois qu’il a passés à la rédaction de TAM, mais, cette fois, en donnant une plus large place aux différents reportages. L’editing mené par Raymond Depardon pour chacun des lieux diffère en effet, s’avérant plus esthétique que documentaire au Val-de-Grâce.
Christine Coste
« Raymond Depardon : 1962- 1963, photographe militaire »,
jusqu’au 31 décembre 2019. Musée national de la Marine, place Monsenergue, quai de Norfolk, Toulon (83), et jusqu’au 30 janvier 2020 au Musée du service de santé des Armées, école du Val-de-Grâce, 1, place Alphonse-Laveran, Paris-5e, www.depardon1962.fr
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Depardon et les trésors retrouvés de l’armée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Depardon et les trésors retrouvés de l’armée