Son travail sur l’art médiéval permet de comprendre comment le peintre puisait à différentes sources pour mettre en forme son imaginaire.
Paris. Elle pensait depuis vingt ans à une exposition sur le sujet. C’est finalement grâce à la thèse « Les Moyen Âge de Gustave Moreau (1826-1898) : traces, fragmentations et réinventions », soutenue par Lilie Fauriac en 2019 et dont elle était membre du jury, que Marie-Cécile Forest a pu franchir le pas. L’ancienne directrice du Musée Gustave-Moreau, retraitée depuis quelques mois, a pu conclure son travail sur les collections et la connaissance du peintre en se concentrant sur la présence du Moyen Âge dans son œuvre, montrant ainsi qu’il était « un homme de son temps » féru de « revivals ». Secondée par Lilie Fauriac et Emmanuelle Macé, elle s’est appuyée pour cela presque entièrement sur les collections du musée, riches de 25 000 pièces.
Gustave Moreau ne s’inscrit ni dans l’art troubadour du début du XIXe siècle, ni dans l’historicisme savant qui lui a succédé, des courants analysés par Lilie Fauriac dans l’excellent catalogue de l’exposition. « Ouvrier assembleur de rêves », tel qu’il se qualifiait lui-même, il utilisait l’art médiéval comme une source de motifs décoratifs où il puisait pour exprimer ses visions poétiques. L’accent est mis sur le travail de documentation que cela supposait. Moreau a exploité tout au long de sa vie les publications de l’époque : revues d’art, encyclopédies, estampes, photographies conservées au musée. Outre les notes, listes, index, croquis qu’il tirait de son immense collection de livres, il se rendait dans les bibliothèques publiques, musées et expositions pour copier d’autres œuvres : la première salle présente des exemples de cette recension systématique de tout l’art médiéval dont il pouvait avoir connaissance.
S’il lui est arrivé, dans ses peintures et aquarelles, de s’inspirer directement de personnages ou de textes médiévaux, il élaborait costumes, accessoires et architectures en empruntant aussi bien à l’art byzantin et à la Renaissance italienne qu’au Moyen Âge. En cela, il est l’un des précurseurs de l’imaginaire illustré depuis le XXe siècle par l’heroic fantasy. À la suite de la guerre de 1870, qui l’a fortement marqué, il a imaginé un polyptyque intitulé La France vaincue dont deux dessins d’étude sont présentés : si l’allure générale paraît médiévale, les détails empruntent beaucoup à la Renaissance. Quant à la cathédrale gothique sur laquelle est perché son sublime Ange voyageur, elle s’orne au premier plan d’un pilastre antique.
Lors de l’Exposition universelle de 1878, la licorne fait une entrée fracassante dans l’imaginaire européen à l’occasion de la première présentation au public de la tenture de La Dame à la licorne (début du XVIe siècle). Dans sa toile Les Licornes (années 1880, (voir ill.]), Gustave Moreau donne l’animal pour compagne à des femmes somptueusement parées dans l’esprit de la Renaissance italienne. Les emprunts à l’art médiéval apparaissent essentiellement dans la dentelle de dessins qui vient recouvrir la robe du personnage principal. Plus encore que ce chef-d’œuvre, une toile « étrange » et « bizarre » selon les mots des commentateurs successifs, mérite le qualificatif d’« ode médiévale » que lui attribuent les commissaires. Il s’agit des Chimères (1884), sous-titrée « Décaméron satanique », et restée inachevée après la mort de la mère de Gustave, lequel l’a alors signée et datée, comme un hommage posthume. On connaît plus de cinq cents études préparatoires à cette œuvre complexe qu’il a ainsi décrite : « Cette île de rêves fantastiques renferme toutes les formes de la passion, de la fantaisie, du caprice chez la femme […]. » Dans le catalogue, Emmanuelle Macé précise : « Dans Les Chimères, un Moyen Âge entièrement réinventé par le peintre semble s’immiscer tant dans le sujet et la composition de l’œuvre que dans la multitude de ses motifs décoratifs. » Une série de dessins en rapport avec la toile permet de comprendre comment, par exemple, Gustave Moreau pouvait donner au bonnet de l’un de ses personnages la forme d’un ornement de lettrine copié dans une bible du IXe siècle. Une vertigineuse plongée dans la fabrique à rêves de cet artiste hors du commun.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°623 du 15 décembre 2023, avec le titre suivant : Dans la fabrique à rêves de Gustave Moreau