PARIS
Au Musée Marmottan Monet, une centaine d’œuvres nous font découvrir le néo-romantisme, un des premiers mouvements postmodernes, fondé sur la remise en cause de l’abstraction et le retour à la figure.
Cette toile étrange du Russe Pavel Tchelitchev, auquel le Musée d’art moderne de New York consacrera une exposition monographique dès 1942, fait partie de celles qui marquent le point de départ du néo-romantisme, en 1926. Cette année-là, fin février, la Galerie Druet à Paris expose une poignée de jeunes peintres disparates : trois Russes, Pavel Tchelitchev et les deux frères Eugène et Léonide Berman, qui ont fui la révolution, un fils de la bourgeoisie aux allures de clochard magnifique, Christian Bérard, un jeune prodige hollandais, Kristians Tonny, ainsi qu’une jeune artiste extrêmement prometteuse, Thérèse Debains. Leur point commun : une volonté de retour à la figure et au paysage, un chromatisme sans contrastes et une pâte lourde et travaillée – comme en témoigne ce tableau de Pavel Tchelitchev, peint avec de l’huile, du sable et du café. Le critique Waldemar-George, qui prend conscience de l’importance de cette exposition en pleine vogue de l’abstraction et du cubisme, désigne du nom de « néo-romantiques » les peintres exposés. L’événement fait sensation et lance la carrière des jeunes artistes, pourtant méconnus aujourd’hui.
Jamais les néo-romantiques ne constituèrent un groupe organisé, « chacun de nous poursuivant sa voie propre sans se soucier de la consolidation d’un mouvement collectif », expliqua l’artiste Eugène Berman. « Pourtant, les néo-romantiques ne formaient pas une petite chapelle. Ils ont été défendus par les grands écrivains et intellectuels de leur temps ! », rappelle Patrick Mauriès, commissaire de l’exposition « Néo-romantiques, un moment oublié de l’art moderne 1926-1972 », au Musée Marmottan Monet. Cette peinture, sorte d’académie imaginaire du néo-romantisme représentée par sir Francis Rose, artiste excentrique et touche-à-tout, en témoigne : on y reconnaît des figures aussi diverses que l’historien Henry-Russell Hitchcock, le danseur Serge Lifar, le galeriste Georges Maratier, l’écrivain Louis Bromfield, le musicien Virgil Thomson et la poétesse Natalie Clifford Barney, entourant Christian Bérard, Pavel Tchelitchev, Jean Cocteau, Gertrude Stein et Alice B. Toklas. Les néo-romantiques som-brèrent néanmoins peu à peu dans l’oubli : Bérard mourut prématurément, tan-dis qu’un certain nombre d’artistes néo-romantiques, juifs, russes, exilés, durent quitter la France pour les États-Unis au moment de la guerre. Même s’ils y rencontrèrent un certain écho, ils y furent laminés par l’affirmation de l’expressionnisme abstrait après-guerre.
« C’était un jeune homme blond, imberbe, mince, dont l’œil immense et bleu s’était déjà aperçu que le visage humain, la vie des êtres, méritaient plus d’attention et d’honneur que les natures mortes simplifiées des cubistes ou les figures géométriques des abstraits » : tels sont les mots de Christian Dior pour décrire Christian Bérard, qu’il expose dans sa galerie au début des années 1930. « Chacun de ses dessins réapprit à voir, à transfigurer l’existence quotidienne en une féerie intense et nostalgique », observe-t-il. Si Bérard reste aujourd’hui connu du grand public pour les décors et costumes qu’il imagina pour La Belle et la Bête ou L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau, ce fils de bonne famille, clochard magnifique à la barbe « constellée de diverses créatures », selon l’une des rédactrices de mode qu’il côtoyait, fut aussi un grand portraitiste. Dans sa peinture, Bérard n’a cessé de s’interroger sur lui-même, en se dédoublant ou en s’androgynisant, comme dans ce tableau dont émane une mélancolie et une théâtralité caractéristiques du néo-romantisme.
En publiant un ouvrage consacré aux néo-romantiques, intitulé After Picasso, le critique américain Thrall Soby (1906-1979), qui fut aussi leur ami, donne une clé de lecture essentielle du mouvement. « Après Picasso » : comme les maniéristes du XVIe siècle italien, qui durent s’affirmer face à Léonard, Raphaël ou Michel-Ange, les néo-romantiques durent trouver une façon de répondre au génie andalou. Eugène Berman, qui dut fuir la Russie à l’âge de 18 ans avec son frère Léonide au moment de la révolution de 1917, a vécu à Paris, aux États-Unis ou encore à Rome. Tout au long de sa carrière, cet exilé a représenté des lieux désertiques évoquant les peintures de Giorgio De Chirico, des bâtiments abandonnés, des ruines, des paysages de frontières, traversés par des mendiants, des figures de déracinés. « Mais cette Scène de la vie des bohémiens d’Eugène Berman fait aussi référence à la peinture française du XVIIe siècle, notamment aux paysans des frères Le Nain, mais aussi par certains aspects à la peinture baroque italienne d’un Salvator Rosa, par exemple, chez qui l’on rencontre des mendiants, des personnages en errance », observe Patrick Mauriès.
Après Christian Bérard, Pavel Tchelitchev et Eugène Berman, Léonide Berman est une figure importante du néo-romantisme. Mais alors que les peintres du mouvement s’intéressent à la figure humaine, lui peint des rivages (français, américains, italiens). À travers ses paysages sans humains, de bord de mer ou de lagune, « lieux de passage ou de frontière entre les éléments », décrit Patrick Mauriès, Léonide Berman donne le sentiment d’un espace ouvert, presque infini, dans des peintures de petit format. Son chromatisme resserré, d’ocres et de camaïeux perlés de verts, fait référence à la peinture vénitienne d’un Guardi ou d’un Canaletto.
Thérèse Debains est sans doute la figure la plus fantomatique du néo-romantisme, régulièrement ignorée dans les chroniques de l’époque, bien qu’elle fît partie du premier cercle du mouvement : si on connaît son œuvre jusqu’à sa disparition en 1974, on ignore presque tout de sa vie, hormis sa jeunesse, grâce à un texte de Léonide Berman, avec qui elle eut une brève liaison. Thérèse Debains a connu Bérard et les frères Berman à Paris, à l’Académie Ranson où enseignaient Vuillard et Vallotton. Si elle partage dans ses premières toiles le chromatisme sombre de ses amis, ses portraits mélancoliques, ses tableaux de fleurs et ses paysages de Bretagne évoluent ensuite vers une gamme de couleurs claires et transparentes, proche des postimpressionnistes.
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Comprendre le néo-romantisme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Comprendre le néo-romantisme