À travers plus de 500 pièces, l’exposition du Mad met pour la première fois en lumière les influences aussi surprenantes que méconnues des arts islamiques sur la production de bijoux et d’objets précieux du joaillier depuis le début du XXe siècle.
En 1898, à 23 ans, Louis Cartier, l’aîné des petits-fils de Louis-François Cartier, fondateur de la maison spécialisée en vente de bijoux et d’objets d’art qui porte son nom, s’associe à l’entreprise familiale. Il recherche de nouvelles sources d’inspiration. Il puisera pour cela dans son importante bibliothèque d’ouvrages d’histoire de l’art et de grammaires d’ornements, comme La Grammaire de l’ornement d’Owen Jones publiée en 1865 dans sa traduction française, où figurent les décors islamiques. Mais ce n’est pas tout. Au début du XXe siècle, la société parisienne s’est mise à l’heure persane ! Les arts de l’Islam sont désormais étudiés et exposés dans les musées, au Louvre comme au Musée des arts décoratifs (qui présente une grande exposition d’art islamique en 1903 avant d’ouvrir ses « salles orientales » deux ans plus tard), ou encore au Musée de Cluny. Ce projet de poudrier retrouvé dans les archives a pu être relié par les commissaires de l’exposition à un panneau architectural iranien en céramique, que Louis Cartier avait pu admirer dans les collections du Musée des arts décoratifs. Il témoigne avec éclat des correspondances entre les créations de Cartier et les arts de l’Islam.
Louis Cartier est un collectionneur insatiable : grand bibliophile, il se passionne aussi pour le mobilier du XVIIIe siècle et les pièces chinoises et japonaises. C’est sans doute en 1910, après la grande exposition d’art mahométan de Munich, qu’il commence à collectionner les arts de l’Islam – d’autant plus qu’un marché de manuscrits orientaux se développe à Paris. « Cette collection, dispersée à la mort de Louis Cartier, n’avait jamais été étudiée jusqu’à aujourd’hui », explique Judith Henon-Raynaud, adjointe à la directrice du département des arts de l’Islam du Musée du Louvre et co-commissaire de « Cartier et les arts de l’Islam ». « Nous avons essayé de la reconstituer en étudiant les catalogues des grandes expositions dont il était un prêteur et les nombreuses archives de la maison Cartier (factures, livres de stocks, fonds photographique…). » On sait à présent qu’elle comportait des manuscrits, des peintures, des objets précieux incrustés d’Iran et d’Inde des XVIe et XVIIe siècle. Si ces pièces constituent une partie infime des collections de Cartier, leur qualité s’avère exceptionnelle non seulement par leur beauté et leur rareté, mais aussi par leur provenance, souvent royale. En témoigne ce plumier du XVIe siècle, en ivoire de morse finement sculpté et incrusté de turquoise, d’or, de pâte noire et de soie. Aujourd’hui conservé au Musée du Louvre, il a appartenu au grand vizir Mirza Muhammad Munshi : une inscription fait référence au « maître du sabre et du calame », double titre porté par ce dernier entre 1586 et 1588.
Classique, cette broche-cliquet ? Absolument pas. Dès la première décennie du XXe siècle, Cartier s’éloigne du style classicisant pour s’orienter vers des formes ornementales abstraites inspirées de l’architecture et des arts islamiques. Ses dessinateurs développent un lexique de formes aux intonations islamiques, pourtant invisibles pour un œil non exercé : motifs simples et géométriques imbriqués les uns dans les autres, mandorles, palmettes, fleurons, rinceaux, sequins ou merlon à degrés. C’est cette dernière forme (le merlon à degrés à décor de palmette) que l’on retrouve sans qu’il y paraisse au cœur de la broche de Cartier.
Des aigrettes, des ceintures avec pompons de perles, des bazubands, ces bracelets souples et allongés fixés sur le haut du bras, qu’on admire ici sur le bras du neveu du fondateur de la dynastie qādjār de Perse, Fath ‘Ali Shah. Louis Cartier n’a pas manqué de voir ce portrait exposé à l’exposition internationale d’art persan de 1931 à la Royal Academy of Arts de Londres, pour laquelle il a été un important prêteur. Il n’a cependant pas attendu cette date pour s’inspirer des parures orientales afin de créer une nouvelle typologie de bijoux. Leur étonnante flexibilité stimule des innovations techniques qui permettent de nouvelles montures et une structure souple et fluide, comme celle de ce pendentif. Les formes sont le plus souvent « dessinées par le vide, comme un trait d’ombre qui apporte à la fois contraste et délimitation des motifs en général pavés de diamants », observe Olivier Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs dans le catalogue de l’exposition.
Parmi les petits éléments collectionnés par Louis Cartier, se trouvent des pierres anciennes, sculptées ou gravées, des perles, des plaques émaillées et ornées, des amulettes, des fragments de bijoux réalisés au Moyen-Orient ou en Inde… Certains, à l’instar du médaillon central orné d’une panthère de ce porte-cigarette sont utilisés comme des « apprêts » : ils sont incorporés par les ateliers de la maison Cartier dans des bijoux ou des objets modernes. « Celui-ci, avec sa marqueterie de nacre, reprend d’ailleurs les matériaux et les techniques des arts de l’Islam », souligne Évelyne Possémé, conservatrice en chef du département bijoux anciens et modernes au Musée des arts décoratifs et co-commissaire de l’exposition. Sur d’autres étuis à cigarettes ou nécessaires, l’idée du médaillon central a donné naissance à une variante originale : un visage venant d’une miniature de manuscrit découpée en ovale et placée sous verre !
Des diamants, des saphirs, des émeraudes, des rubis… À partir des années 1920, Cartier associe des pierres précieuses colorées pour créer des bijoux qui seront plus tard baptisés Tutti Frutti. Cet étonnant collier « hindou » a été réalisé en 1936 à la demande de Daisy Fellowes. En 1911, Jacques Cartier, le frère de Louis, entreprend un premier voyage en Inde, où il rend visite aux principaux princes comme aux marchands de pierres, de perles ou de bijoux. En 1912, dans sa boutique londonienne, il consacre une exposition aux bijoux orientaux et objets d’art « récemment collectés en Inde ». La maison Cartier revend les bijoux indiens tels quels, utilise des éléments de ces bijoux dans ses créations ou démonte puis remonte des bijoux entiers, en juxtaposant de façon différente leurs éléments. Elle s’en inspire aussi pour des associations de couleurs inattendues à l’époque, inspirées des bijoux orientaux, mariant le vert du jade ou de l’émeraude au bleu du lapis-lazuli ou du saphir.
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Comprendre Cartier et les arts de l’Islam
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Abonnez-vous dès 1 €Commissaires : Évelyne Possémé, Judith Henon-Raynaud, Sarah Schleuning et Heather Ecker.
madparis.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : Comprendre Cartier et les arts de l’Islam